-
Août 1973 : à Marseille, le racisme tue en série
Août 1973 : à Marseille, le racisme tue
en série
Le 16 décembre 1973, des milliers de personnes accompagnent les dépouilles des Algériens victimes de l‘attentat à la bombe contre le consulat d’Algérie à Marseille, revendiqué par l’extrême droite. © AFP
Il y a cinquante ans, le meurtre d’un chauffeur de bus dans la cité phocéenne par un Algérien atteint de troubles mentaux engendre une grande vague de violences xénophobes. En représailles, 16 Maghrébins sont tués dans les jours qui suivent.
Plus d’une dizaine de personnes assassinées en quelques jours parce que maghrébines et, pourtant, cette page de l’histoire de France a été oubliée. Le 25 août 1973, un fait divers va libérer une haine raciste d’une violence inouïe sur Marseille et le reste de l’Hexagone.Ce jour-là, le chauffeur de bus Émile Guerlache est tué par un passager à coups de couteau. Légitimement, le meurtre du traminot suscite, dans les journaux, une émotion générale. Les gros titres s’attardent sur le profil du passager. Il s’appelle Salah Bougrine, est atteint de troubles mentaux depuis une agression xénophobe subie en 1968, mais, surtout, comme le souligne Paris Match, le lendemain : « Le tueur est un Algérien. »
Dès le 27 août, la Marseillaise et l’Humanité sont les seuls à s’inquiéter des conséquences de ce drame. Dans le quotidien national, Claude Lecomte témoigne déjà de l’atmosphère nauséabonde qui règne à Marseille : « Les nostalgiques de l’Algérie française, les aigris du colonialisme d’antan se réveillent, trempent leur plume dans le venin raciste, appellent quasi ouvertement au pogrom. »
Un appel au lynchage signé Gabriel Domenech, qui en 1986
sera élu député du Front national
Un éditorial du quotidien local Le Méridionial est distribué massivement par le comité de défense des Marseillais, qui se constitue pour l’occasion. Un appel au lynchage signé Gabriel Domenech, qui en 1986 sera élu député du Front national.
Celui-ci écrit : « Bien sûr, on nous dira que l’assassin est fou, car il faut bien une explication, n’est-ce pas, pour satisfaire ceux qui refusent d’admettre que le racisme est arabe avant d’être européen. (…) Nous en avons assez. Assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. »
« Dans cette période post-guerre d’Algérie, de 1970 à 1982, le racisme anti-Arabes n’a jamais été aussi fort », plante Yvan Gastaut, de l’université Côte-d’Azur. La mort du traminot va alors provoquer une colère haineuse « auprès de centaines, de milliers de personnes qui ne sont pas des militants d’extrême droite, et que le FN dans les années suivantes va commencer à convertir en électeurs », raconte l’historien.
Le parti de Jean-Marie Le Pen a été fondé un an plus tôt et va tenter de surfer sur le meurtre d’Émile Guerlache en coorganisant une manifestation « contre l’immigration sauvage ». Des centaines de badauds mais aussi de militants d’extrême droite et d’anciens de l’OAS, très présents politiquement à Marseille, y exhibent leurs armes au cri de : « Les bicots dehors ! »
Une prise de conscience : entre 10 000
et 25 000 ouvriers débrayent dans la région marseillaise
Dans un tel climat, la vengeance raciste ne tarde pas. Dès le 26 août, le corps criblé de balles de Saïd Aounallah est découvert près d’un dépôt de la compagnie de bus marseillais d’Émile Guerlache. Le même jour, Abdel-Wahab Hemahoum est tué à coups de planche sur le Vieux-Port. Les trois jours suivants, au moins quatre autres hommes arabes sont abattus à Marseille.
D’après les recherches de la sociologue Rachida Brahim, 16 Nord-Africains sont exécutés dans la région marseillaise entre le 25 août et décembre 1973. Cette vague de crimes racistes ne se cantonne pas à Marseille. Ailleurs en France, plus de 10 immigrés sont tués, d’autres sont victimes de lynchage, d’agressions comme à Toulouse où une cinquantaine de militaires d’une compagnie de parachutistes organisent une ratonnade, la nuit du 27 au 28 août.
À Marseille, un homme va devenir le symbole de tous ceux qui ont perdu leur vie dans cette période. Ladj Lounès, 16 ans, interpellé par un policier en civil le 29 août, alors qu’il sort de chez lui. Il est abattu de sang-froid.
Il faudra un an et demi pour que le brigadier François Canto soit interpellé, quelques semaines avant de mourir, malade, en détention. « Le brigadier Canto aurait sans doute été un des seuls auteurs de ces meurtres racistes de 1973 à être condamné, pense Yvan Gastaut. Car la grande majorité de ces crimes est restée impunie. La police a fermé les yeux sur les auteurs, et les rares inculpés ont eu du sursis ou obtenu un non-lieu. Et aucun juge d’aucune affaire n’a reconnu le caractère raciste de ces meurtres. » Une injustice qui n’a jamais été réparée, ni reconnue officiellement.
La mort de Ladj Lounès, présenté dans plusieurs journaux comme un voleur de motocyclettes, provoque une émotion immense dans la population immigrée, qui vit dans la terreur. Une marche blanche, lors de ses obsèques le 1er décembre, réunit 2 000 personnes brandissant dans le silence le portrait de l’adolescent. Elles ne veulent pas en rester là.
Le 3 décembre, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) appelle à une grande « grève générale contre le racisme ». Dans la région marseillaise, entre 10 000 et 25 000 ouvriers débrayent. Cette journée du 3 septembre constitue une des premières grandes organisations autonomes d’immigrés en France.
Pour eux, l’été 1973 a commencé par l’application d’un décret établissant la reconduite à la frontière de toute personne n’ayant pas de contrat de travail ou d’adresse, et se termine dans un bain de sang. « Ces crimes vont accélérer une prise de conscience pour ces travailleurs qui étaient très stigmatisés, socialement cantonnés à ce rôle de travailleur », relate l’historien Yvan Gastaut.
« Le 3 septembre, ils demandent la justice et la fin des violences racistes. Mais ils vont très vite dénoncer aussi les inégalités qu’ils subissent par rapport aux autres travailleurs, celles d’une sous-classe ouvrière qui vit dans des bidonvilles avec de maigres salaires », explique Samia Chabani, directrice de l’association marseillaise Ancrages.
Les animateurs du MTA, à l’initiative du mouvement de 1973, seront d’ailleurs les mêmes qui, entre 1975 et 1980, organisent la grève des loyers dans les foyers Sonacotra qui hébergent des migrants à des prix élevés. « Ce mouvement des travailleurs arabes, autonome, était relativement puissant mais a été oublié, explique l’historienne Naïma Yahi. Contrairement à ce qu’on a appelé la “ marche des Beurs ”, en 1984, l’histoire n’a pas du tout retenu celle de 1973 car il n’y a pas eu de communion avec la population française, pas de fraternisation. »
Georges Pompidou est longtemps resté muet
Emmanuel Macron n’a pas prévu de commémoration
À l’automne 1973, les agressions racistes, quotidiennes, se poursuivent à Marseille. Les représailles à la mort d’Émile Guerlache s’étendent au moins jusqu’au 13 décembre. Ce jour-là, une bombe explose dans le hall du consulat d’Algérie. Quatre personnes sont tuées et 28 blessées.
Le groupe d’extrême droite nommé Club Charles-Martel revendique très vite cet attentat, mais ses auteurs ne seront jamais retrouvés. Pour plusieurs historiens, cette attaque marque la fin de cette période de crimes racistes commencée après le 25 août.
Mais « ces événements de Marseille ne sont pas une simple parenthèse », alerte Naïma Yahi. « Août 1973 est l’épicentre d’une décennie qui voit la haine raciste se déchaîner et va questionner la place de l’immigration dans la société française, ajoute l’historienne. La France a connu 200 arabicides entre 1970 et 1990. Ces drames s’inscrivent dans un continuum colonial qui aujourd’hui n’a toujours pas été purgé car, de la police jusqu’au sommet de l’État en passant par la justice, le caractère raciste et systémique de ces crimes a rarement été reconnu. »
À propos de ceux de Marseille, le président de la République Georges Pompidou est longtemps resté muet. Il a fallu que son homologue algérien Houari Boumédiène l’interpelle sur le sujet pour qu’il prenne officiellement la parole. En déplorant les drames, tout en assurant : « Il y a bien peu d’actes qui peuvent être suspectés, même indirectement, de réactions racistes. » Cinquante ans plus tard, son successeur à l’Élysée n’a prévu aucune commémoration pour les victimes de cette fin d’été meurtrier de 1973.
SOURCE : Août 1973 : à Marseille, le racisme tue en série | L'Humanité (humanite.fr)
« Nouvel ouvrage sur les désobéissances pendant la guerre d’AlgérieGuerre d'Algérie : l'assouplissement de l'accès aux archives va permettre de "faire davantage la lumière" sur la fin de la guerre, selon l'historien Gilles Manceron »
-
Commentaires