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« Avant que Nahel ne soit tué il était donc tuable » par Kaoutar Harchi
« Avant que Nahel ne soit tué
il était donc tuable »
par Kaoutar Harchi
A la marche blanche pour Nahel, Nanterre,
29 juin 2023par Kaoutar Harchi, publié dans Télérama le 30 juin 2023.
SourceDans Comme nous existons (2021), récit autobiographique d’une grande puissance littéraire, Kaoutar Harchi passait de l’intime au politique, pour dire son refus de l’assignation identitaire et sa révolte face à « l’injustice de race et de classe ». Un chapitre du livre était consacré à la mort du jeune Ahmed, frappé par la police lors d’un contrôle arbitraire, au bas de son immeuble : « La violence s’est alors mêlée à notre vie, dans l’indécence, dans l’impudeur. Nous fûmes dépouillés de nous-mêmes. La violence nous contraignit à nous regarder et à regarder autrement. Parfois, nous ne voyions plus rien, sauf la violence elle-même », écrivait-elle alors. L’écho avec le meurtre de Nahel, 17 ans, abattu par un policier à Nanterre mardi 27 juin est saisissant. C’est que tous les hommes racisés vivent avec ce « risque permanent de la peine de mort », selon Kaoutar Harchi, qui nous a envoyé ce texte après sollicitation de notre part.
Il faut l’écrire, le dire et le répéter : être perçu comme un jeune homme noir ou arabe entraîne un risque vingt fois plus élevé de subir un contrôle de police. Par ailleurs, depuis 2017, le nombre de personnes tuées suite à un refus d’obtempérer a été multiplié par cinq. En une année, ce sont treize personnes qui ont été tuées. A cette liste, s’ajoute désormais le nom de Nahel. Une liste qui elle-même s’ajoute à la liste séculaire des victimes de crimes policiers.
Pourtant, l’écrire, le dire, le répéter n’a que peu d’effets car, à peine survenu, le meurtre de Nahel a été, sur les plateaux télévisés de la guerre civile, justifié. J’entends : un sens a été donné à sa mort : il n’était que. Qu’un jeune, qu’un impoli, qu’un fuyard, qu’un délinquant, qu’un récidiviste, qu’une racaille. Pareille décriminalisation du crime commis contre Nahel révèle la violence par laquelle, en France, les hommes racisés des fractions populaires sont chassés de la communauté humaine – soit la communauté morale. Animalisés. Et rendus tuables.
La police est l’organe de cette tuerie, cette grande chasse. Le contrôle d’identité est la traque. Les hommes racisés vont et viennent dans l’espace enclavé. Et, d’un coup, c’est l’arrestation, la capture. Le feu est ouvert.
Avant que Nahel ne soit tué, il était donc tuable. Car il pesait sur lui l’histoire française de la dépréciation des existences masculines arabes. Il pesait sur Nahel le racisme. Il y était exposé. Il courait ce risque d’en être victime. La domination raciale tient tout entière en ce risque qui existe.
Alors que faire lorsque le risque se précise ? Que faire lorsque le risque a un visage, une voix, une arme ? Que faire lorsque le risque s’intensifie au point de devenir une menace ? Que faire lorsque ça hurle « shoote-le » ? Lorsque ça hurle « je vais te mettre une balle dans la tête » ? Ce qu’a fait Nahel, il a fui. Fui ce risque qui était la police. Nahel a voulu garder cette vie que la police allait lui prendre. Et cela est intolérable, n’est-ce pas. Qu’un homme racisé tienne à la vie, défende sa vie, lutte pour elle, n’est pas toléré.
Alors, vouloir sauver sa vie a coûté la vie à Nahel.
Vivre une vie d’homme arabe, d’homme noir, dans une France structurellement racialisée, c’est vivre à bout portant de la mort. La mort a été la peine de Nahel. Et maintenant Nahel est notre peine.
A LIRE :
- Racisme, attentats d’extrême droite et violences policières : la société française et son « trou de mémoire » postcolonial
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- L’histoire des immigrations postcoloniales et de leurs luttes éclairée par d’importants travaux
- SOURCE : Meurtre de Nahel et révolte des quartiers populaires : le déni du racisme systémique en France - Histoire coloniale et postcoloniale
Meurtre de Nahel : l’Histoire nous enseigne
qu’il n’y a guère de justice à attendre
« Marche blanche » à Nanterre, le jeudi 29 juin 2023 - Photo : via Atlantico.fr
Par Nabila Ramdani
Le meurtre de Nanterre est une tragédie, mais l’histoire de la France montre que la famille de la victime n’obtiendra aucune justice. Nahel M. n’est que la dernière des victimes d’une longue série d’assassinats ignobles.
La mort d’un jeune français d’origine algérienne, abattu par la police à Nanterre, a de profondes résonances historiques pour ceux d’entre nous qui sont d’origine arabe nord-africaine.
Si la manière dont Nahel M, âgé de 17 ans, a trouvé la mort à la suite de ce qui était censé être un banal contrôle routier, mardi matin, suscite la stupeur et la colère, il n’y a cependant guère de surprise.
L’un des policiers, qui a depuis fait l’objet d’une enquête pour meurtre, aurait été filmé et entendu en train de dire « Je vais te mettre une balle dans la tête », tandis qu’un autre aurait crié « Tire-lui dessus ! ».
Il y a eu ensuite une forte détonation. Après avoir reçu une balle mortelle dans la poitrine à bout portant, Nahel s’est brièvement éloigné de ses bourreaux avant de s’effondrer au volant. L’avocat de sa famille a qualifié ce qui s’est passé de meurtre « de sang-froid ».
Si un passant n’avait pas filmé ce qui semble être le crime, l’excuse initiale de la police rapportée au quartier général – « Il a essayé de nous écraser » – aurait pu fournir toute la justification dont le meurtrier présumé avait besoin.
Accuser la victime et tenter de la criminaliser est certainement une tactique classique. C’est exactement ce qui se passait à l’époque où Nanterre abritait le plus grand bidonville de France, avec 10 000 travailleurs immigrés venus d’Afrique du Nord pendant la guerre d’indépendance algérienne.
La plupart des jeunes hommes rassemblés dans des camps sans électricité ni eau courante entre 1956 et 1962, étaient considérés par l’État répressif français comme un ennemi intérieur.
Qualifiés d’ « insurgés », ils ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires, de mauvais traitements avec blessures et de tortures, en particulier par la police de Paris, dont la réputation d’extrême brutalité n’est plus à faire.
Elle a atteint le pire en octobre 1961, lorsque des brigades anti-émeutes ont massacré de sang-froid jusqu’à 300 manifestants algériens lors d’une manifestation pacifique contre la guerre.
Les victimes ont été frappées à coups de crosse, abattues et tuées dans les postes de police ou pendues dans les bois avoisinants. Nombre d’entre elles ont également été jetées d’un pont dans la Seine et abandonnées à la noyade.
Les dépouilles se sont ensuite échouées à des kilomètres à la ronde, à proximité de la cathédrale Notre-Dame et de la tour Eiffel, jusqu’à la ville de Nanterre et au-delà.
Ces crimes ont été couverts pendant des décennies et, conformément à la manière dont Paris traite traditionnellement ses Algériens, personne n’a jamais été traduit en justice pour ces faits.
Le temps passe, mais il ne fait aucun doute que l’héritage de ces atrocités affecte l’atmosphère fébrile que nous trouvons en France aujourd’hui.
La Cinquième République elle-même a été créée en 1958 pour répondre dans l’urgence au conflit algérien, alors que la France était au bord de la guerre civile. Quelques années plus tard, de nombreux policiers parisiens en service ont rejoint l’Organisation de l’armée secrète (OAS), un groupe terroriste meurtrier déterminé à conserver l’Algérie, joyau de la couronne impériale de la France.
L’OAS détestait particulièrement les musulmans d’Afrique du Nord, surtout lorsque la France a perdu la guerre et que des centaines de milliers de colons européens expropriés, connus sous le nom de Pieds-Noirs, ont dû rentrer d’Algérie dans la désolation.
Nombre d’entre eux ont contribué à fonder le Front national, parti notoirement xénophobe, aujourd’hui connu sous le nom de Rassemblement national, et dont la force ne cesse de croître.
Sa candidate désignée à l’élection présidentielle, Marine Le Pen, est arrivée deuxième derrière Emmanuel Macron lors des deux dernières élections. Elle reste persuadée qu’elle peut devenir chef de l’État grâce à un programme anti-immigration, renforcé par un engagement en faveur d’une politique de maintien de l’ordre très restrictive.
Cela implique qu’elle soutient la police à chaque fois qu’elle en a l’occasion, même lorsque ses excès semblent indéfendables. Après la fusillade, Mme Le Pen a déclaré que le policier en question avait droit à la « présomption d’innocence ».
M. Macron a condamné les circonstances « inexplicables » et « inexcusables » entourant la mort du jeune Nahel. Pendant ce temps, les politiciens d’extrême droite se sont focalisés sur les barricades, les bâtiments et les voitures en feu dans les villes où des émeutes ont éclaté depuis la fusillade.
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, s’est à son tour engagé à envoyer des milliers de policiers paramilitaires supplémentaires dans ces zones, afin de tenter de mettre fin aux troubles, évoquant ainsi les mesures de « l’état d’urgence » basées sur la législation de la guerre d’Algérie datant de 1955.
C’est traditionnellement la réaction automatique de toutes les autorités françaises lorsqu’elles sont confrontées au mécontentement lié à l’Algérie, en particulier dans des villes comme Nanterre.
Les bidonvilles s’y sont transformés en mornes cités HLM, où les descendants des Algériens de la période de la guerre d’indépendance continuent de subir des discriminations dans tous les domaines de la vie, du logement à l’emploi.
Il y a également des plaintes constantes concernant le profilage racial de la part de la police, ce qui signifie que les Arabes à la peau brune et les Noirs font l’objet de fouilles uniquement en raison de leur apparence.
S’écarter de policiers armés devient ainsi un fait de la vie quotidienne, quelle que soit la raison présumée d’un contrôle de police.
Dans ces conditions, Nahel n’est que la dernière victime d’une longue série de meurtres ignobles qui ont caractérisé l’histoire troublée de la France moderne, et en particulier les relations tendues entre les Français et quelque deux millions de leurs concitoyens conservant un lien toujours fort avec l’Algérie.
Auteur : Nabila Ramdani
* Nabila Ramdani est une journaliste franco-algérienne, chroniqueuse et animatrice renommée de chaînes d’information. Elle est spécialiste de la politique française, des affaires islamiques et du monde arabe. Elle rédige des chroniques pour les journaux The Guardian, The Observer, The Independent et London Evening Standard.
Son site internet et son compte Twitter.« Limay : Mohamed, 12 ans, sauve un enfant de la noyade"Nous sommes en guerre" déclarent deux syndicats de police : "Gérald Darmanin doit se saisir de ces propos qui sont dangereux", estime Fabien Roussel »
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Commentaires
4Cros JacquesDimanche 2 Juillet 2023 à 15:20Le racisme et l xénophobie, comme le vote pour le Rassemblement National ne sont pas le fait que de la bourgeoisie. Ils imprègnent la la pensée des petites gens qui n'ont pas conscience des causes de la crise socio-économique insupportable que nous subissons.
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TotoDimanche 2 Juillet 2023 à 18:25
Je ne pense pas que Marine Le pen rendra le pouvoir aux Français comme Mitterand en 81. Elle se servira des petites gens et vivra comme une aristocrate bretonne.
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3TotoDimanche 2 Juillet 2023 à 12:15En plus clair, même si la police est ouvertement raciste, les émeutes qui s'en suivent profitent à la bourgeoisie du rassemblement national.
2Cros JacquesDimanche 2 Juillet 2023 à 11:44Et on peut penser que les émeutes qui ont suivi le meurtre de Naël auront rallié à un système effroyable des gens qui sans elles auraient fait un bout de chemin vers la reconnaissance que le racisme, la xénophobie et la détresse sociale sont intolérables.
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Ah mais je ne pense pas que Marine Le Pen fera le bonheur des gens qui votent pour elle !