• Bonnes feuilles : « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? »

     

    Article mis en ligne en 2020... mais une vidéo a été ajoutée

     

    Bonnes feuilles :  « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? »

    Bonnes feuilles :

    « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? »

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    Bonnes feuilles :  « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? »

    Bonnes feuilles :  « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? »

    Des soldats français en opération de « nettoyage » en Algérie dans la région de l'Aurès procèdent à l'arrestation de « suspects » le 3 novembre 1954, au début de la guerre d'Algérie. AFP

     

    De 1954 à 1962 plus d’un million et demi de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie. Avec « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial » (éditions La Découverte) l’historienne Raphaëlle Branche livre une enquête fouillée sur le silence qui a marqué et entouré la guerre d’Algérie. Alors que Paris et Alger ont récemment initié un dialogue sur la mémoire franco-algérienne, nous vous proposons de lire quelques extraits choisis de cet ouvrage inédit mêlant archives et témoignages récents. 

    […]

    Nombre de familles françaises sont habitées par les traces de cette guerre qui ne fut officiellement reconnue comme telle qu’en 1999. Ceux qui l’ont faite sont des pères, des maris ou des frères, envoyés de l’autre côté de la Méditerranée quand ils avaient vingt ans. Souvent résumées à des silences ou à de très rares récits, les traces de leur expérience là-bas ont été un des éléments constitutifs de leurs familles, au gré des décennies qui nous séparent de cet événement majeur de l’histoire française contemporaine. Comprendre ce qui s’est joué dans les familles et comment la guerre a été vécue puis racontée et transmise, c’est éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française.

    Pour saisir ce qui a pu se dire dans les familles françaises depuis les années 1950, il faut partir du fait que les familles sont des lieux de relations et d’attachements. Cette dimension est fondamentale pour saisir ce qui est dit comme ce qui est tu en leur sein.

    Bonnes feuilles :  « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? »

    Photo prise en 1956 pendant la guerre d’Algérie de rappelés n’ayant pas encore revêtu l’uniforme militaire qui attendent à la gare de Lyon à Paris leur départ pour Toulon ou Marseille où ils embarqueront pour l’Algérie en guerre. UPI/AFP

     

    Elle est aussi prise dans le temps : on n’est pas père de la même manière en 1960, en 1980 ou, a fortiori, en 2000 ; on n’attend pas la même chose d’un enfant non plus. Parce qu’elles sont des espaces fondamentaux de transmission de valeurs et de récits et qu’elles contribuent à l’identité de chacun de ses membres comme à l’existence du collectif familial, les familles sont un chaînon essentiel pour saisir le poids de l’expérience algérienne en France. L’étude de ces transmissions familiales éclaire aussi les mutations des familles françaises des années 1930 à nos jours. Ce qui est transmis renvoie en effet autant au contenu de la transmission qu’à ses conditions. Non seulement on ne raconte pas tout à ses enfants (ou à sa femme, ses parents, ses frères et sœurs), mais on ne fait pas le même récit selon les périodes de sa vie ou les moments historiques traversés.

    Faire l’histoire d’un silence

    Pourquoi les anciens appelés ont-ils peu raconté à leurs proches, notamment à leurs enfants ? Pourquoi les familles découvrent-elles tardivement l’importance de cette expérience ? Parfois après le décès des hommes eux-mêmes ? Si les vécus de cette guerre de plus de sept ans sont marqués du sceau de l’extrême diversité, l’impression de silence est ce qui domine.

    Quels que soient l’endroit, le moment, le grade en Algérie, quels que soient l’origine sociale, le niveau de diplôme, le métier, les hommes qui ont participé à ce conflit sont décrits comme ayant peu transmis, au moins jusqu’aux années 2000. Dès lors, les explications de cette faible transmission sont sans doute moins à chercher dans le détail des expériences combattantes que dans les conditions ayant ou non permis sa possibilité, dès la guerre puis pendant des décennies. Plutôt que de se pencher exclusivement sur ce qui s’est passé en Algérie, l’analyse doit alors considérer ce qui a formé le premier espace pour dire (ou non) l’expérience : leurs familles. En effet, les silences des hommes ne sont pas solitaires : ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien.

    Ces « structures de silence » sont historiques. D’une part, elles renvoient à des contextes sociaux, politiques, culturels qui pénètrent les familles et les conditionnent en partie. Des normes existent, dans la société française, sur ce qu’il est possible, désirable ou pas de dire et d’entendre sur la guerre d’Algérie. Ces normes ont varié dans le temps. D’autre part, les structures de silence renvoient à des situations de communication internes aux familles (il n’est pas toujours possible de parler) qui, elles aussi, sont prises dans le temps. Ainsi, la valeur attribuée à la parole d’un père ou à la question d’un enfant a connu d’importants changements dans la seconde moitié du XXe siècle. Ces changements ont, en retour, influencé les transmissions de l’expérience algérienne dans les familles.

    Mémoires d’autres conflits

    Si une telle étude n’a jamais été menée, d’autres conflits ont pu donner lieu à ce genre de questionnements. Il faut toutefois les lire avec prudence quand on réfléchit à la guerre d’Algérie tant les contextes sont différents, qu’il s’agisse des conflits, des sociétés ou encore des familles.

    Prenons par exemple la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, étudiées soit du côté des familles des victimes juives, soit du côté des soldats allemands ou autrichiens. Dans les deux cas, il a fallu articuler une transmission dans le cadre familial avec un événement historique perçu comme exceptionnel par les sociétés qui l’avaient vécu. Dans les deux cas, les travaux ont montré que dominait une perception familiale de l’expérience comme ayant été une expérience de victimes avec une marge d’action réduite.

    La situation est peu comparable avec la France. Non seulement la guerre d’Algérie n’a pas été perçue comme hors normes, mais, pour beaucoup de Français, ce conflit lointain et peu meurtrier n’a pas été appréhendé comme une guerre pendant longtemps. Reste qu’on peut trouver dans ces travaux matière à réflexion, en particulier sur le silence comme modalité de la communication dans les familles. Car il y a bien eu, en Algérie, des expériences dont les anciens appelés ont pu considérer qu’elles ne pouvaient être dites ou qu’elles ne pourraient être entendues.

    […]

    Plus pertinente est la comparaison avec la situation rencontrée par les combattants soviétiques en Afghanistan puis à leur retour. Cette guerre perdue mobilisa pendant près de dix ans tous les conscrits pour des opérations aux contours mal définis, qui furent cachées à l’opinion publique nationale. Là-bas, les soldats firent l’expérience de violences spécifiques ignorant les lois de la guerre. L’analyse des récits qu’ils firent à leur retour en Union soviétique révèle l’importance d’une violence sans retenue, justifiée par les impératifs de la guerre de contre-insurrection et devenue incompréhensible et largement inaudible après la défaite. Cela n’empêcha pas ces anciens combattants de lutter pour leur reconnaissance et leurs mères de s’organiser afin de les soutenir, dans un monde qui avait largement disparu puisque l’empire soviétique sombra quelques années plus tard.

    Une révision radicale des valeurs

    Cette disparition d’un monde dépasse le cadre d’une guerre perdue, voire d’une défaite fondatrice. Les Français ont été du mauvais côté de l’histoire. Non seulement la guerre fut menée au mépris souvent des lois de la guerre, mais son échec signifia la fin d’un projet politique global justifiant la place de la France dans le monde et la vision que les Français avaient d’eux-mêmes.

    Après 1962, la société fut exposée à une transvaluation, une révision radicale des valeurs.

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    Le Général de Gaulle s’adresse le 12 décembre 1960, à la foule venue l’écouter à Akbou en Algérie. Les Nations unies s’apprêtent à adopter la résolution reconnaissant le droit du peuple algérien à l’autodétermination et à l’indépendance. Staff/AFP

     

    L’expérience qu’avaient eue les soldats en Algérie les rattachait à ce monde officiellement disparu. Or nul ne sait ce que sont devenues ces représentations coloniales et impériales dans la France d’après 1962.

    Nul ne sait où sont passées les idées de progrès, de modernité et d’émancipation dont la France se voulait porteuse même en faisant la guerre en Algérie.

    Nul ne sait ce que sont devenues les justifications de la loi du plus fort et de l’usage de la force appliquée sur des peuples considérés comme inférieurs. Ont-elles disparu aussi rapidement que l’on descend un drapeau de son mât ? Sont-elles, au contraire, revenues en France avec les soldats ? La comparaison avec la guerre soviétique en Afghanistan indique des pistes fécondes sur ces questions reliant expérience de la guerre, conditions familiales et sociales au retour et contexte historique. Mais les travaux existants ne suivent pas ces liens au-delà du retour.

    Porter le regard sur plusieurs décennies permet en tout cas de percevoir le poids des configurations familiales sur les récits produits et d’identifier les facteurs de changement, au sein des familles ou dans la société.

    Enquêter

    Les proches constituent le premier cercle dans lequel se réinscrit le soldat à son retour. Ils attestent qu’il est bien le même ou, au contraire, qu’il a changé. Ces enjeux sont d’ailleurs présents dès la guerre elle-même et les premières narrations faites pendant le conflit. Pour le jeune appelé, parler signifie non seulement rendre publique une expérience ou un ressenti, mais aussi s’exposer aux remarques et aux questions, voire aux désaccords.

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    Une femme voilée et son enfant passent dans une rue d’Alger sous le regard d’un soldat français pendant la guerre d’Algérie le 12 décembre 1960. AFP

     

    C’est pourquoi l’étude de la transmission doit dépasser les paroles explicites. C’est plus largement tout ce qu’on transmet que je tente de saisir en analysant les mots et les gestes, en cherchant à revenir aux choix qui ont été faits (changer de métier, déménager, quitter sa fiancée, avoir des enfants…), en interrogeant leurs liens avec la guerre. Les appelés ont rapporté des photos ainsi que des objets, témoignages discrets d’un vécu qu’on souhaite partager même si c’est à la marge. Ils sont revenus avec des goûts et des dégoûts nouveaux : la musique, les paysages, les couleurs…

    Ils ont gardé aussi au fond d’eux-mêmes des maladies ressurgissant à intervalles réguliers, tel le paludisme, ou des cauchemars traversant la nuit, indices pour leurs proches de zones d’ombre travaillant en sourdine.

    Objets, sensibilités à fleur de peau ou goûts nouveaux : autant de supports pour raconter et interroger. Autant de supports pour banaliser ou, au contraire, sacraliser : dans les deux cas, figer une relation au passé sans qu’elle soit toujours nettement identifiée par les proches, que ce soit parce qu’« il ne fallait pas en parler » ou parce que « ça avait toujours été là, on ne savait pas pourquoi ».

    […]

    En effet, en entrant dans l’intimité de ces familles diverses aussi bien socialement que culturellement, géographiquement ou encore politiquement, on ne plonge pas dans la répétition infinie des petites différences. Des processus récurrents émergent bien. Sans écraser les singularités, ces histoires individuelles appartiennent bien à une expérience collective.

    SOURCE : https://theconversation.com/bonnes-feuilles-papa-quas-tu-fait-en-algerie-145057

    « Jean-François Gavoury à propos de l'assassinat de son père, commissaire de police à Alger, par l'OAS À quoi joue l’ex-diplomate français Xavier Driencourt : Une contribution de « l’ami » de l’Algérie avec un ton de l’extrême droite »

  • Commentaires

    4
    Mercredi 2 Septembre 2020 à 17:16

    Ce livre est surement pertinent si l'on en croit la réputation de l'auteur. En revanche le titre est mal choisi...même si il est "vendeur".

    En effet ceux  ont eu des enfant susceptibles de les interroger savent que presque jamais ils n'ont entendu cette question du titre de l'ouvrage à part les cas d'un engagement ostensible par rapport au passé de  la guerre d'Algérie. Et cela pour deux raisons principales : la réticence de la grande majorité des appelés à en parler et l'évolution des programmes d'histoire. Nos enfants n'avaient presque rien sur la guerre d'Algérie dans leurs livres d'histoire. Aujourd'hui c'est très différent . Et lorsque nous avons commencé à porter nos témoignages dans les lycées il y a quelques années,  les 3/4 des élèves  savaient que leur grand-père avait fait cette guerre et souvent en avait parlé avec lui. J'ai même vu une classe de lycée, dans une grande réunion de plusieurs établissements sur ce sujet, qui avait axé toute son enquête sur la parole du grand-père. Mes enfants ne m'ont jamais interrogé sur cette guerre; et je viens de vérifier auprès d'amis que c'est un constat partagé.

    " Papa qu'as tu fais en Algérie ? " est une question pratiquement jamais posée.

    3
    Germanicus
    Mardi 1er Septembre 2020 à 21:19
    On cherche à oublier mais après quelques années tout remonte à la surface, et là c’est l’horreur!
    Comment oublier ce dont on a été témoin?
    2
    Mardi 1er Septembre 2020 à 10:20

    Et moi, cher Jacques Cros, "ta guerre d'Algérie" ressemble à la mienne, moi aussi je ne me suis jamais servi de mon arme, je n'ai jamais vu d'indépendantistes algériens. Ce n'est qu'à mon retour que j'ai appris les terribles drames de la colonisation et de la guerre d'indépendance. La seule différence avec toi c'est que je n'ai effectué que 21 mois de service militaire.

    1
    Mardi 1er Septembre 2020 à 10:10

    J'ai le sentiment que ma participation à la guerre d'Algérie n'intéresse guère mon entourage familial. Il est vrai que je n'ai rien vécu de difficile, je ne me suis par exemple jamais servi de mon arme et les quatre fois où j'ai entendu des coups de feu, j'étais loin et pas exposé au danger.

    Par ailleurs j'ai sûrement choisi à mon retour d'oublier ce que je venais de vivre et dont j'avais retenu le décalage que j'avais connue pendant les 26 mois passés en Algérie et la vie qui avait continué en France.

    Je ne sais pas comment est reçu, en dehors des anciens d'Algérie le récit de mes souvenirs de cette période de mon existence. J'ai certes eu des retours positifs mais je ne peux pas juger de l'impact qu'il a.

    Par ailleurs cette affaire revient dans l'actualité avec le racisme et la xénophobie qui accompagnent la crise socio-économique que nous subissons.

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