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De la naissance du FN aux 125 députés RN… Quarante ans de courte échelle à l’extrême droite
De la naissance du FN aux 125 députés RN…
Quarante ans de courte échelle à l’extrême
droite
Même pas 100 000. Juste 90 422. 0,35 % c’est ce que pèse aux élections législatives de 1981, le Front national, rebaptisé Rassemblement national en 2018. Autant dire rien. Pourtant quelques dizaines d’années après ce parti réalise des scores inédits dans l’histoire politique de la Ve République. Que s’est-il passé pour en arriver là ?
Jean-Marie Le Pen à l’émission télévisée « L’Heure de vérité » sur Antenne 2, le 14 février 1984 à Paris.©️ Laurent MAOUS/Gamma-Rapho via Getty Images
Partie 1 : Invité à la télé en 1984, Le Pen est lancé, il ne sortira plus du paysage politique
À sa création en 1972, l’objectif de la poignée de militants du groupuscule Ordre nouveau est de créer un espace permettant de réintégrer les différents courants de l’extrême droite français dans le jeu politique et électoral : nostalgiques de Vichy, partisans de l’Algérie française, ex-poujadistes, ultra-catholiques… Un ancien d’Algérie et ancien député poujadiste est choisi pour en être la vitrine médiatique : Jean-Marie Le Pen. Il va progressivement faire du FN un mouvement au service de sa famille.
Les municipales de mars 1983 marquent l’émergence du parti frontiste dans le paysage politique. Marseille, Roubaix, 20e arrondissement de Paris et Dreux, bien sûr, où la liste du FN menée par Jean-Pierre Stirbois recueille 16,7 % des suffrages au premier tour avant de fusionner avec la liste UDF-RPR au second afin de battre la gauche. Cette première émergence coïncide avec le tournant de la rigueur annoncé en mars 1983. Mais, dans les faits, depuis le 9 juin 1982 et l’annonce du président Mitterrand d’une pause dans les réformes afin de les « digérer », la gauche est au ralenti. En 1983, c’est la frange la plus dure de la droite, celle des voyous du SAC de Pasqua, des anciens de l’OAS, qui vote FN par haine des socialos communistes.
Une Europe contre la gauche
Cette année-là, l’alpha et l’Omega des politiques publiques devient : « Contenir le déficit de l’État sous les 3 % du PIB. » Une invention française. « On a imaginé ce chiffre de 3 % en moins d’une heure, il est né sur un coin de table, sans aucune réflexion théorique », expliquait son concepteur, l’économiste Guy Abeille. Mitterrand voulait « une règle facile, qui sonne économiste et puisse être opposée aux ministres qui défilaient dans son bureau pour lui réclamer de l’argent. (…) Plus tard, cette référence sera théorisée par des économistes et reprise dans le traité de Maastricht, devenant un des critères pour pouvoir intégrer la zone euro. »
Les 3 %, gravés dans le marbre des traités européens, symbolisent bien le pari pascalien de François Mitterrand : une Europe contre la gauche et la transformation sociale. Une Europe qui reste intrinsèquement néolibérale comme le prouve l’Acte unique européen (1986) et le traité de Maastricht (1992). Une Europe qui ne sera pas le contrepoids social à la mondialisation néo-libérale mais son cheval de Troie. Ce choix du président de la République va orienter tous les choix budgétaires de la France jusqu’à aujourd’hui, et entraîner des politiques qui ne seront pas pour rien dans la progression continue du FN.
En 1983, François Mitterrand, en fin roublard, comprend rapidement l’intérêt qu’il peut tirer du FN. Sa cote de popularité est en chute libre. Les enquêtes opinion annoncent pour les européennes de 1984 une éventuelle liste de la droite et du centre au-delà des 50 %, un PS autour de 20 % et un PCF à 14 %. Le FN plafonne à 4 %. Pour le président de la République, l’enjeu est d’empêcher l’opposition RPR-UDF de franchir la barre des 50 % et le Front national peut y contribuer. Un petit coup de pouce et – hop ! – voilà le premier dirigeant d’un parti groupusculaire invité, le 13 février 1984, de l’émission politique phare des années 80 : l’Heure de vérité. En juin, le FN décroche 11 %, la droite 44 %. Le plan a fonctionné à la perfection. Pierre Bérégovoy, alors ministre des Affaires sociales, dira même : « On a tout intérêt à pousser le FN, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes. »
Chaos de la désindustrialisation
Le Front national ne sortira plus du paysage politique. En 1986, l’introduction de la proportionnelle pour contenir la vague de droite permet au FN d’obtenir une trentaine de députés. En 1988, avec le même score mais un retour au scrutin majoritaire à deux tours, le parti d’extrême droite n’envoie qu’un seul élu à l’Assemblée nationale. Le barrage républicain fonctionne à plein et l’antiracisme dépolitisé de SOS rassemble la majorité de la jeunesse.
L’antisémitisme assumé de Jean-Marie Le Pen, sa sortie sur les chambres à gaz qualifiées de « point de détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale », à l’automne 1987, ne laisse aucun doute sur la dangerosité de sa formation. Mais, pour le FN, l’heure est venue d’entonner le refrain de la victimisation et « du tous les mêmes, tous pourris ». Une chanson qui continue jusqu’à aujourd’hui.
Le FN a beau jeu de s’appuyer sur la réalité. Les alternances et les différentes cohabitations se traduisent par une désindustrialisation du pays, des privatisations en cascade, la casse des services publics. Au nom de la baisse des déficits publics, les différents gouvernements vont s’employer à réduire toujours plus la dépense publique. Au nom de l’emploi, ces mêmes gouvernements vont multiplier les exonérations de cotisations sociales patronales. Sans que la situation économique et sociale ne s’améliore ou que le chômage recule durablement mais en expliquant doctement que l’on ne peut faire autrement sous peine de ruiner le pays.
Le pouvoir d’achat régresse, les services publics refluent : classes d’école, hôpitaux, gares, postes… des petites villes perdent tout ou presque et le remplacement du franc par l’euro va accentuer le renchérissement du coût de la vie. La retraite à 60 ans n’aura duré que dix ans. Pourtant, la démonstration sera faite en 1987, 2000, 2008, 2020 : lorsqu’il s’agit de sauver les intérêts des banques et des puissants, il est possible de déroger aux règles intangibles et de trouver des milliards et des milliards.
À l’élection présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen regroupe 4 millions d’électeurs et frôle les 15 %. Il les dépasse à celle de 1995. La même année, au premier tour des municipales, le FN atteint parfois 30 % des voix, notamment en banlieue parisienne et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il remporte les mairies de Toulon, Marignane et Orange, auxquelles vient s’ajouter Vitrolles en février 1997, à la faveur d’une élection partielle. Aux législatives de 1997, puis aux régionales de 1998, pour la première fois, le score moyen du FN atteint celui de Jean-Marie Le Pen aux scrutins présidentiels. Une dynamique de frontisation du lepénisme qui sera brisée par la dissidence sans avenir de Bruno Mégret.
Nouvelles fractures
Durant cette décennie, la fin du bloc de l’Est a porté un rude coup à un mouvement communiste déjà à la peine. La concomitance de son effritement depuis la fin des années 70 avec l’émergence du FN a conduit certains commentateurs paresseux à y voir un lien de cause à effet, comme si les électeurs communistes étaient passés en masse au vote FN. Or ce n’est pas le cas. L’électorat communiste a, certes, progressivement délaissé le PCF mais d’abord pour d’autres partis de gauche au début des années 80, puis en s’abstenant en réaction aux déceptions successives. L’anticommunisme du FN ne se démentira jamais.
Là où Le PCF porte la solidarité de classe, le FN désigne les travailleurs étrangers comme l’ennemi. « 2 millions de chômeurs, c’est deux millions d’immigrés en trop », expliquent ses affiches. Le FN travaille le double ressentiment. Celui dirigé contre les dirigeants accusés de faire les mêmes politiques qui ne font qu’empirer la situation. Et celui envers les étrangers montrés du doigt comme des profiteurs d’un système trop généreux et en crise à cause d’eux. Le slogan « les Français d’abord » sera repatiné sous le vocable de « préférence nationale ».
Le champ lexical du racisme s’imprègne d’autant plus facilement dans la société que l’immigration arabo-musulmane va être pointée du doigt par les autres partis. Ils ne sont plus seulement « ceux qui profitent », mais aussi « ceux qui menacent notre mode de vie ». Le FN fait son miel de l’affaire du foulard islamique en 1989, des attentats de 1995 à Paris, et ceux d’Al Qaïda en 2001. Ils permettent au FN de commencer son opération de détournement des valeurs républicaines ; de la laïcité et de la sécurité notamment. L’immigration est associée à islamisme, insécurité, terrorisme.
Le verdict du 21 avril 2002, un tacle à « l’état qui ne peut pas tout »
À la veille de la présidentielle de 2002, le président Chirac est à la peine. Lionel Jospin, son adversaire socialiste, est favori. Le vieux loup met alors la barre à droite et axe toute sa campagne sur l’insécurité. À la veille du scrutin, le tabassage d’un vieil homme, « Papy voise », émeut la France et entre en résonance avec les thèmes qui dominent la campagne.
C’est dans ce contexte que survient le coup de tonnerre du 21 avril 2002 : la qualification de Le Pen au second tour de la présidentielle. Le candidat socialiste est éliminé après cinq ans à Matignon. Marqueur d’une politique progressiste, les 35 heures ont été davantage appréciées par les cadres que par les classes populaires. Au rayon des faux pas, le « Il ne faut pas tout attendre de l’État », prononcé par le Premier ministre à la télévision à propos des 7 500 licenciements chez Michelin, apparaît comme le symbole d’une gauche impuissante face au marché. Un épisode qui s’ajoute à la libéralisation de plusieurs secteurs décidés par l’Union européenne et aux privatisations d’Air France et de France Telecom, impulsée par la droite mais mise en œuvre par la gauche.
Après le choc, le second tour de 2002 se transforme en référendum « anti-Le Pen », Jacques Chirac est élu avec plus de 82 %. Mais jamais, depuis la seconde guerre mondiale, un parti issu des rangs de l’extrême droite n’a réalisé une telle avancée. Un plafond de verre a été brisé.
Partie 2 : Sarko, à la carotte et au bâton
Un certain Nicolas Sarkozy est nommé ministre de l’Intérieur et sature les écrans médiatiques de ses postures virilistes pour combattre une insécurité dont il alimente lui-même le sentiment. C’est le temps des sorties sur « la racaille » ou le « karcher ». Les politiques sécuritaires se multiplient. Mais c’est aussi l’institution policière qu’il remodèle pour le pire. Nicolas Sarkozy a été le moteur d’une extrême droitisation express de la police. Le 3 février 2003, le vibrionnant ministre de l’Intérieur profite d’un déplacement à Toulouse pour humilier Jean-Pierre Havrin, directeur départemental de la sécurité publique et inspirateur de la police de proximité.
« La police n’est pas là pour organiser des matchs de rugby dans les quartiers mais pour arrêter les délinquants ! », raille alors Sarko. Avec des airs de matamore, il enterre – pour longtemps – ce dispositif de prévention qui ambitionnait de restaurer le dialogue avec la population. Fini la communication, le « saute-dessus » est privilégiée dans les cités populaires en même temps que la police se militarise. L’ancien maire de Neuilly étend l’usage du LBD et autres Tasers à toutes les « unités urbaines », autorise les grenades de désencerclement.
Référendum et stratégie du siphonnage
Ce changement de doctrine, qui accentue la brutalisation des rapports avec la population, est porté en interne par le syndicat Alliance. Proche de la droite dure, la jeune organisation est promue par l’entourage de Sarkozy, au point de dominer rapidement le paysage syndical dans la police, auparavant beaucoup plus centriste. Sur les plateaux télés, comme dans les commissariats, ses représentants matraquent leur vision « musclée » du maintien de l’ordre. Un endoctrinement qui infuse sous les képis et fait le boulot pour l’extrême droite. Avec succès : entre 40 % et 55 % des policiers apportent désormais leur voix au FN.
Durant ce second mandat, Jacques Chirac et tous les tenants de l’Europe libérale, qui veulent à tout prix imposer le Traité constitutionnel européen, font également un magnifique cadeau au FN. Ils tirent un trait d’égalité entre le Non de gauche et le Non d’extrême droite au référendum de 2005, ce qui permet à cette dernière de se prévaloir de la victoire…
Ce refus avait été anticipé par un homme : Patrick Buisson. Cet ancien militant de l’Action française, journaliste d’extrême droite, rédacteur en chef de Minute et collaborateur de Jean-Marie Le Pen, cherche à faire sortir ses idées de leur marginalité. Sa rencontre avec Nicolas Sarkozy, qui brigue la présidence de la République, va peser lourd dans l’avenir politique du pays. Le candidat est fasciné par cet intellectuel qui avait aperçu, dans les tréfonds du pays, le rejet de l’Europe telle qu’elle va et que personne à droite n’avait osé voir. Il devient, peu à peu, l’éminence grise de l’ambitieux prétendant.
Après deux mandats chiraquiens, la gauche est favorite pour la présidentielle. Le conseiller de l’ombre propose alors de déjouer les pronostics avec une stratégie électorale qui consiste à siphonner les voix du FN en reprenant ses thèmes. « Racines chrétiennes », « identité nationale » et même « peuple contre les élites » – ce qui pour le maire de Neuilly-sur-Seine ne manque pas de sel – irriguent les discours du candidat.
Ministère « de l’identité nationale »
Et ça marche. Nicolas Sarkozy réalise 31 % au premier tour de la présidentielle alors que le FN chute à 10,4 %. Son plus faible score depuis la présidentielle de 1981. Paradoxalement, cette défaite électorale, coup d’arrêt dans sa progression constante, est la prémisse d’une victoire idéologique. La politique de Sarkozy est, en effet, toute tournée vers la réaction : dès son premier gouvernement, il choque en créant un ministère « de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale », donnant ainsi le point au FN sur le lien entre immigration et perte d’identité.
Celui qui avait fait, depuis 2005, de « l’immigration choisie » son mantra déroule ces thèmes devenus le fil rouge de son action politique. Entre 2002 et 2012, Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur puis président de la République, initie pas moins de quatre lois immigration (2003, 2006, 2007 et 2011). Chacune durcit les conditions d’accueil, l’obtention de la carte de séjour, le regroupement familial et les conditions « d’intégration républicaines ». La logique sous tendue est toujours la même : l’immigration est un danger pour l’identité nationale.
Depuis son arrivée au gouvernement, en politique peu scrupuleux, il utilise les faits divers et joue sur l’émotion pour imposer son récit. À l’été 2010, la cité de la Villeneuve, à Grenoble, s’embrase suite à la mort d’un des jeunes du quartier sous les balles d’un policier dans une course-poursuite après un braquage. Le président aurait pu s’interroger sur ce qui produit ce parcours d’enfant déscolarisé, en pleine errance sociale.
Il préfère pointer du doigt l’immigration et son lien avec l’insécurité : « 50 ans d’immigration insuffisamment régulée ont abouti à mettre en échec l’intégration », dit-il dans ce qui restera comme le « discours de Grenoble ». Un à un, les amalgames jusqu’ici apanage de l’extrême droite, pénètre le discours du pouvoir. Le 4 octobre de cette même année, le grand journal anglo-saxon Newsweek consacre un dossier à la montée de l’extrême droite en Europe. À sa une la photo de… Nicolas Sarkozy.
Portrait officiel du président Nicolas Sarkozy, prise le 21 mai 2007.
©️ Sipa Press / photographer Philippe WarrinSur le plan social, le chef de l’État a apporté sa pierre au désespoir populaire. Pour répondre à la crise de 2008 et le déversement d’argent public sur les marchés, son gouvernement a enchaîné les plans d’austérité. L’hôpital public, les administrations et les collectivités peinent de plus en plus à répondre aux besoins locaux. Si on ajoute le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite et la privatisation d’EDF quand il était ministre de l’Économie en 2004, Nicolas Sarkozy aura activement participé à l’augmentation des problèmes de pouvoir d’achat et à l’incapacité des services publics de répondre aux besoins si criants aujourd’hui.
Sarko et les yachts people
À la fin du quinquennat, la CGT dresse son bilan social : « L’augmentation de la rémunération des patrons du CAC 40 de 34 %, les 8 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté avec moins de 954 euros par mois, le taux de chômage passé de 8 à 9,4 %, les promesses non tenues en matière d’égalité salariale hommes-femmes (25 % d’écart), et 150 000 emplois de fonctionnaires en moins. » Accablant. Durant la dernière décennie, près d’un million d’emplois industriels ont disparu sous les coups de boutoir de la mondialisation. Des régions entières peinent à se remettre de cette saignée continue depuis 30 ans. Les usines parties, la rancœur reste.
Après Chirac en 2005. Nicolas Sarkozy décide de passer outre le vote populaire, en faisant adopter par le Parlement le traité de Lisbonne, copie conforme de la Constitution européenne rejetée par les Français trois ans plus tôt. Un déni démocratique dont se nourrit l’extrême droite. En 2010, Mediapart révèle que Liliane Bettencourt a financé la campagne sarkozienne de 2007. L’année suivante, les premiers éléments démontrant un financement libyen sont rendus publics. Deux des onze affaires dans lesquelles le nom de Sarkozy apparaît et constituent une remarquable contribution au « tous pourris ».
Français contre étrangers, chômeurs contre « la France qui se lève tôt », islam contre laïcité, salariés du privé contre fonctionnaires… Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a été une succession de fractures. Patrick Buisson est aux anges. Le « mauvais génie » du président a infiltré la droite, tissé des liens et jeté des ponts avec l’extrême droite. Les « bébés Buisson « pulluleront dix ans plus tard sur les plateaux des chaînes d’info.
Pendant ce temps, les tenants de « l’union des droites » commencent leur travail de sape à l’UMP et au RN pour se retrouver un jour. Le caractère matriciel des « années Sarko » se niche aussi dans les détails. Après sa victoire, le candidat pas encore investi était allé se reposer sur un yacht prêter par son ami… Vincent Bolloré. Des plaisirs bien éloignés de la plupart des Français qui se divertissent, en ce temps-là, en regardant le samedi soir l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » dans laquelle officiait un certain Éric Zemmour.
En 2010, « Newsweek » titre sur la montée de l’extrême droite… avec Nicolas Sarkozy en Une
Pendant que Sarkozy porte les idées du FN au pouvoir, ce dernier prépare sa mue. Les doubles échecs de 2002 et 2007 ont fait comprendre aux cadres frontistes qu’il fallait désormais changer de braquet pour atteindre le pouvoir. On change d’abord la vitrine. Marine Le Pen devient présidente en 2011 et, peu à peu, Jean-Marie Le Pen et la vielle garde sont remisés dans l’arrière-boutique. Trop sulfureux, pas assez rassembleurs.
En 2012, les idées sont blanchies et les électeurs rentrent au bercail. À l’élection présidentielle, Marine Le Pen frôle les 18 %. Record historique pour le FN. Le double du score paternel de 2007. Ce soir-là, le vice-président du FN, Louis Alliot, affiche sa satisfaction : « Marine Le Pen est une promesse d’avenir », se réjouit-il. Entre deux tours, quelques jours avant de quitter l’Élysée Le président encore en exercice lâche devant un parterre de journaliste : « Marine le Pen est compatible avec la République. » Celle qui avait entamé l’année précédente sa campagne de dédiabolisation n’en attendait pas tant.
Partie 3 : L’héritière et le fossoyeur
Heureusement, François Hollande arrive au pouvoir en promettant de rompre avec ces années nauséabondes tout en s’attaquant (sans promesses exagérées) à la question sociale. « Mon ennemi c’est la finance », prononcé en début de campagne pour contrer l’ascension d’un Jean-Luc Mélenchon allié au PCF, sonne aux oreilles des électeurs comme le retour d’une gauche déterminée à reprendre le contrôle sur un capitalisme débridé. Il promet aussi de renégocier le pacte budgétaire européen qui enserre les politiques sociales.
Après son élection, le président obtient une majorité absolue lors des élections législatives. Dans le Pas-de-Calais, l’ensemble de la gauche réalise 52 % des voix et le PS rafle 9 des 10 circonscriptions. Les classes populaires votent à 40 % pour une gauche (Hollande ou Mélenchon) qui leur inspirent encore quelques espoirs. Ils ne seront plus que 30 % cinq ans plus tard, soit une perte d’un quart de cet électorat. Marine le Pen passe devant avec 34 % (13 points de plus).
Entre-temps, le slogan « le changement c’est maintenant », cher au candidat Hollande, s’est fracassé encore plus vite que les précédentes expériences de gauche au pouvoir. Le pacte budgétaire européen est voté sans réelle renégociation. Après quelques mesures sociales, comme la retraite à 60 ans pour les carrières longues ou une augmentation ponctuelle du Smic en tout début de quinquennat, une « révolution copernicienne » est annoncée par Pierre Moscovici, ministre d’économie : la mise en œuvre d’une politique de l’offre, destinée à aider les entreprises plutôt qu’à soutenir le pouvoir d’achat des salariés.
La déception est immense et la sanction électorale ne se fait pas attendre : pour la première fois aux élections européennes de 2014, c’est le FN qui s’affiche en premier sur les téléviseurs le soir des résultats. L’extrême droite réalise 24 % quand la majorité présidentielle est réduite à 13 %. Dans le Pas-de-Calais, le score de la gauche est divisé par deux quand celui du FN double par rapport aux législatives, deux ans plus tôt.
Matraquage du droit du travail contre faux nez social
Hollande n’entend rien. En cinq ans, aucune mesure sociale significative ne sera mise en place. Pire, c’est un gouvernement de gauche qui promulgue la loi travail en 2016, assouplissant le Code du travail et les protections des salariés. Le RN joue le contre-pied et, sous l’impulsion de son vice-président Florian Phillipot, fait entendre une musique nouvelle sur le pouvoir d’achat ou les retraites pour apparaître comme un parti social et partir à la conquête des classes populaires.
L’histoire d’un RN dédiabolisé plaît aux médias. Alors que les dirigeants du FN étaient considérés comme des dangers et peu invités dans les médias, le vent tourne. Entre 2011 et 2015, Marine le Pen est la personnalité la plus invitée (5 fois) sur les plateaux de « des paroles et des actes », la grande émission politique du service public.
Le contexte des attentats marquera aussi le quinquennat Hollande. Le 7 janvier 2015, c’est le choc. La rédaction de Charlie Hebdo est décimée sous les balles de terroristes islamistes. Le 13 novembre de la même année, des scènes de chaos jalonnent les rues de la capitale après les attaques conjointes du Bataclan, du Stade de France et de terrasses parisiennes très fréquentées. 130 morts. La démocratie française est mise au défi. Le gouvernement choisit les mesures les plus sécuritaires. L’état d’urgence, prévu pour douze jours durera deux ans. Les fichés S et assignés à résidence sont parfois des syndicalistes ou des militants écologistes.
À la tribune du Congrès, le président Hollande annonce vouloir inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité pour les terroristes, même nés français. Une mesure symbolique qui induit une citoyenneté à deux vitesses. Marine Le Pen se réjouit. La gauche est vent debout. « C’était une funeste erreur », dira plus tard le ministre de l’Intérieur d’alors, Bernard Cazeneuve.
Une longue partie d’échecs
La perpétuelle candidate frontiste fait son miel du contexte dramatique. La vague migratoire consécutive à la guerre en Syrie qui met l’Europe sous pression, constitue une toile de fond idéale pour l’extrême droite. « Sans nulle action de la part du peuple français, l’invasion migratoire que nous subissons n’aura rien à envier à celle du IVème siècle et aura peut-être les mêmes conséquences », ose la présidente du FN.
La gauche sort essorée du quinquennat Hollande. L’échec et les renoncements de la présidence socialiste entraînent toutes ces composantes dans le discrédit. Jean-Luc Mélenchon, qui réalise 19,5 % à la présidentielle de 2017, n’utilise plus de référence à la gauche pour ne pas être assimilé à l’échec. Marine Le Pen se retrouve pour la première fois au second tour. En face, un jeune libéral, ministre démissionnaire du gouvernement Valls, profite à plein de la stratégie du barrage républicain. Élu avec les voix de gauche, Emmanuel Macron fait son entrée à l’Élysée avec la promesse de faire reculer le RN…
Il est des phrases qui marquent un quinquennat. Hollande parlait en privé des pauvres comme de « sans dents ». Emmanuel Macron, dès le début de son mandat, lâche, lors d’une inauguration, le 29 juin 2017 : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». Cette morgue marque ses sept années au pouvoir. Le président des riches a multiplié les réformes au service de sa classe sociale.
Dès juillet, le montant des aides personnalisées au logement est revu à la baisse. Et à la rentrée, le 22 septembre, le gouvernement d’Édouard Philippe fait adopter par ordonnance une attaque en règle contre le Code du travail. Alain Griset, président de l’Union des entreprises de proximité exulte : il salue « un message plein d’espoir » adressé aux chefs d’entreprise. Les syndicats sont furibonds et organisent des manifestations.
Bras d’honneur au peuple
Dans la foulée, sans même attendre la fin de l’année 2017, Macron supprime l’impôt de solidarité sur la fortune. « Nous avons fait notre boulot de députés, il n’y a plus d’ISF », se félicite Amélie de Monchalin, transfuge juppéiste en Macronie. Quelques mois plus tard, le gouvernement choisit de mettre la main dans le portefeuille des travailleurs en augmentant les taxes sur le carburant. Un sujet dont les macronistes sans ancrage local n’avaient pas perçu le caractère inflammable. Le 21 avril 2002, le litre de gazole était à 0,76 euro, il est à 1,40 euro en cet automne 2018 (1,80 euro aujourd’hui). Les Gilets jaunes s’emparent des ronds-points. C’est la plus grande crise sociale du septennat.
À Paris, les manifestants sont réprimés. Certains y laissent un œil ou une main. La mesure finit par être retirée. Les communes mettent à disposition des cahiers de doléances. L’affaire se finit sur un Grand débat national début 2019, qui ne débouche sur rien. L’humiliation est totale. L’épisode laissera des traces, notamment dans ce qui finit par être appelé la « France périphérique », là où le RN réalise ses meilleurs scores. Emmanuel Macron piétine également la démocratie lors de la crise du Covid, prenant les décisions seul depuis son bunker, et heurtant toujours plus de citoyens.
Fin 2018, à l’annonce d’une nouvelle taxe carburant, surgit un mouvement protéiforme qui révèle les fractures profondes du pays et la soif de justice et de dignité, les gilets jaunes.©️ Frédéric Scheiber / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Tout au long de son mandat, le refus de reconnaître le rôle des organisations intermédiaires devient une marque de fabrique du libéral Macron. En 2023, un nouveau projet de réforme des retraites est adopté en invoquant l’article 49.3 de la Constitution, malgré l’opposition de l’ensemble des syndicats, et de huit Français sur dix. L’affaire produit un profond ressentiment. La gauche et le mouvement syndical sortent défaits. En revanche, le gouvernement crédite le RN de s’opposer à la mesure…
En réalité, le RN lui rend un grand service. En janvier, la gauche dépose une motion référendaire contre la réforme des retraites. Dans la foulée, le RN fait de même. C’est la motion de la gauche qui aurait dû être examinée. Mais les macronistes violent le règlement de l’Assemblée et manœuvrent pour imposer l’examen de la motion du RN… qui ne sera pas adoptée.
Dangereux invertébré politique
Le septennat macroniste est celui de la légitimation du RN. En 2022, après un nouveau duel Le Pen-Macron remporté sans grand écart par ce dernier, la macronie inaugure sa nouvelle mandature en accordant deux vice-présidences de l’Assemblée au RN. Ensuite, elle accepte que certains textes soient adoptés grâce aux voix du RN, notamment la loi sur l’immigration, en décembre 2023. Loin de mettre en difficulté l’extrême droite, ce type de texte, qui emprunte à l’idée de préférence nationale, le renforce. « C’est une victoire idéologique », fanfaronne Marine Le Pen.
La normalisation de l’extrême droite passe également dans le langage employé par la Macronie. En 2018, Emmanuel Macron juge « légitime » de rendre hommage au militaire que fut Philippe Pétain… En 2021, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, reproche ironiquement à Marine Le Pen d’être « un peu molle ». Emmanuel Macron emploie le terme de « décivilisation » tel que détourné par l’inventeur du « grand remplacement », Renaud Camus.
En campagne des législatives, en juin dernier, le président n’hésite pas à reprendre les antiennes de l’extrême droite, se moquant d’une gauche qui permettrait aux personnes de changer de sexe en mairie, ou en parlant d’« immigrationnisme », historiquement marqué à l’extrême droite. La Macronie distille des éléments de langage sur « les extrêmes » mettant sur un même plan la gauche et le RN, à grands renforts d’accusation d’antisémitisme. Un discours porté à son paroxysme lors de la campagne du premier tour des législatives 2024.
Marine Le Pen et Jordan Bardella, tête de liste du RN pour les élections européennes, à un meeting à Paris pendant la campagne du parti pour les élections européennes, le 2 juin 2024.©️ REUTERS/Christian Hartmann
Au terme de sept ans de macronisme, le RN, dédiabolisé, notabilisé grâce à la « stratégie de la cravate », est la force qui a le plus progressé, passant de 13 % aux législatives de 2017 à 30 % le 30 juin 2024. Pendant ce temps-là, la gauche reste plombée par les années Hollande. Elle passe péniblement de 28 % en 2022 à 30 % cette année. Elle peine à incarner la colère et l’alternative, alors que la situation se dégrade.
L’inflation a connu un pic en 2022 et 2023. Plus de dix millions de Français vivent dans la précarité et ne bénéficient pas du « ruissellement » tant vanté que devaient apporter les cadeaux fiscaux aux plus riches. Le système de santé et d’éducation part en lambeaux et impacte directement le quotidien et les perspectives d’avenir de millions de Français.
La chaîne CNews, matrice du projet d’extrême droite de Bolloré. Sous Macron, rien n’arrête les appétits du milliardaire dont l’emprise croissante sur les médias menace la démocratie.©️ CAPTURE D’ÉCRAN
L’animateur de CNews est prévenu de la dissolution avant même le premier ministre
Les années Macron sont aussi celles de mutations dans l’espace médiatique. Depuis 2015, sous François Hollande, on assiste à une prise de contrôle de médias par l’extrême droite, par le truchement du milliardaire Vincent Bolloré. Sous Macron, CNews se radicalise peu à peu tandis qu’Europe 1, hier première radio de France, et le Journal du dimanche, grande parution dominicale, tombent dans l’escarcelle du milliardaire qui ne trompe plus personne sur ses objectifs politiques. Il lance même la candidature Zemmour pour 2022. Un candidat qui transgresse tous les tabous et permet au RN d’apparaître plus modéré.
En bon libéral, le président Macron ne fait rien contre ce phénomène. Au contraire, il accorde un entretien à Valeurs actuelles en 2019. Et le 9 juin dernier, le présentateur-vedette de CNews Pascal Praud est prévenu de la dissolution avant-même Gabriel Attal, pourtant premier ministre. Comme un symbole des complicités politiques directes ou indirectes dont bénéficie l’extrême droite depuis 40 ans.
Le 9 juin, à l’issue des européennes qui placent le RN loin en tête, Macron annonce la dissolution de l’Assemblée. Son but, affaiblir la gauche et se placer en seul rempart contre l’extrême droite. Personne n’y a cru. On connaît la suite.©️ AFP
« L'Humanité m'informe Ni LFI, ni EELV au gouvernement : à gauche, bientôt tous "terroristes" ? Justice antisociale »
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Commentaires
Un dossier fort complet sur l'émergence de l'extrême droite dans le paysage politique !