Jean Daniel (Combe Cyril/Sipa)
Jean Daniel, Docteur honoris causa de l’université de Blida
“Je suis un vrai Blidéen”
L’écrivain et journaliste français, Jean Daniel, a été fait, jeudi 29 mai 2014, docteur honoris causa de l’université Saâd-Dahleb de Blida.
Accompagné du ministre de l’Enseignement supérieur, Mohamed Mebarki, de l’ambassadeur de France en Algérie, André Parant, de l’ancien ministre, Cherif Rahmani, et du wali de Blida, Mohamed Ouchène, Jean Daniel a exprimé, à cette occasion, ses profonds sentiments de joie d’être parmi les siens, sur la terre de Blida qui l’a vu naître il y a 94 ans.
Affaibli par le poids de l’âge, Jean Daniel lancera à l’assistance : “Me voici devant vous aujourd'hui presque centenaire. Grâce à l'indulgence de vos commentaires sur mon parcours, vous avez généreusement justifié le privilège que vous m’offrez aujourd’hui, celui d’être ici.”
En évoquant les prémices de la résistance contre le colonialisme français, Jean Daniel affirmera : “Les maîtres qui m’ont aidé, je tiens à citer leurs noms : Charles André Julien, professeur Jacques Berque, Charles André, Charles-Robert Ageron. Ces noms sont à l’origine de ce que nous sommes ici. Charles-André Julien a été le premier à nous informer sur les jeunes musulmans qui allaient jouer un grand rôle dans la future résistance.
Au collège de Blida, il y avait des grands noms comme Saâd Dahleb et Benteftifa”, lancera-t-il, avant de paraphraser le président de la République, Ahmed Ben Bella : “Nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes.” Plus loin, il évoquera le rôle de Kateb Yacine : “Permettez-moi d’évoquer le nom de l’écrivain Kateb Yacine. C’était l’être le plus attachant. Je l’ai accompagné un jour parce que Jean-Marie Saurer avait mis en scène une pièce et j’ai eu l’imprudence de présenter Yacine comme un grand romancier arabe. Yacine n’a fait qu’un bond sur la scène et il a déclaré : ‘Je n’aime pas beaucoup me laisser enfermer dans l’arabisme.
J’ai participé à une cause nationaliste contre le colonialisme français et je l’ai fait comme un Algérien et rien d’autre. J’ai voulu reconquérir l’algérianité perdue, mais je n’ai pas voulu me fondre dans l’univers arabo-islamique.’” En évoquant son dernier livre, La Prison juive, qui a provoqué des commentaires sévères, Jean Daniel citera le nom du professeur Mohamed Arkoun qui avait écrit : “Je ne suis pas sûr d’être en mesure de mettre en question l’islam, comme vient de le faire Jean Daniel pour le judaïsme.” Il enchaînera ensuite sur la situation politique en France.
“Ce qui vient de se passer en France n’est digne d’aucun pays”, lancera Jean Daniel, inquiet sur le devenir de la France. Il faut signaler, enfin, que Jean Daniel n’a pas manqué de faire visiter à sa petite-fille sa ville natale, où sont enterrés ses souvenirs qui datent de près d’un siècle. “Je m'enchante de pouvoir partager avec ma petite-fille mes souvenirs de Blida. Je suis un vrai Blidéen”, a conclu Jean Daniel.
K. F.
Jean Daniel : «Le prix
de l'indépendance algérienne
a été inutilement cher»
Fondateur du Nouvel Observateur, Jean Daniel était journaliste à l'Express en 1954, au moment de ce que l'on appelait alors les «événements » d'Algérie. Pour Marianne, il raconte ses souvenirs de l'Algérie et revient sur son combat pour l'égalité, ses rapports douloureux avec son ami Albert Camus, le bilan difficile de l'indépendance algérienne, mais aussi sur les séquelles politiques et sociales qui subsistent de part et d'autre de la Méditerranée.
« Guerre d’Algérie – 50 ans après » organisé par Marianne. Vous avez dû annuler votre participation pour des raisons de santé. Quel message auriez-vous souhaité faire passer ?
Jean Daniel: Je regrette très vivement de n’avoir pas pu être présent avec tous les amis français mais aussi avec les amis algériens. Il n’y a rien de plus complice, de plus chaleureux que ces rencontres entre Français et Algériens qui ont des souvenirs communs. Je dirais même qu’on y retrouve une fraternité. C’est important de savoir pourquoi quelqu’un se souvient de quelque chose et pourquoi quelqu’un a d’autres souvenirs. Nous avons des souvenirs qui nous apprennent. J’aurais voulu les évoquer avec plusieurs Algériens et faire le bilan de ces rapports qui sont incroyablement conflictuels quels que soient l’émotion, l’amitié, la fidélité, les combats. Il s’est passé, entre nous et en nous des problèmes qui ne se sont pas résolus.
Quels sont vos souvenirs les plus marquants en Algérie ?
Le souvenir pour quelqu’un comme moi, c’est d’abord le souvenir d’une naissance d’une jeunesse en Algérie et d’un retour pour témoigner et contribuer à ce que ce que l’on a appelé d’abord « les événements » puis la guerre d’Algérie se termine le plus tôt possible avec la possibilité de maintenir des liens avec la France. Je faisais partie de ceux qui pensaient que c’était un scandale qu’il n’y ait pas l’égalité pour ces gens qui étaient inférieurs dans leur propre pays. Nous étions en pleine période de décolonisation, les voisins étaient en train d’avoir leur indépendance, nous pensions que c’était inévitable. L’indépendance est un combat qui a été peu remarqué. Cela ne s’est pas passé de manière continue, cela s’est cristallisé à un certain moment. Il y a eu des massacres, des horreurs mais il y eu une espérance chez les musulmans ! Une espérance égalitaire !
Messali Hadj qui était le prophète du nationalisme demandait de passer par une étape égalitaire, Ferhat Abbas demandait à avoir le même statut « que nos compatriotes » disait-il. Je le cite : « la colonisation et les souvenirs ne nous empêchent pas d’avoir de la considération pour la civilisation et la culture française ». On ne pouvait pas rêver mieux : les colonisés qui reconnaissaient le prestige des colonisateurs et qui demandaient l’égalité. C’était le minimum!
Pourquoi la France n’a pas su accorder cette égalité ?
C’est très difficile de répondre à ça. La France était un grand empire, une grande puissance, extrêmement respectée du point de vue de sa culture. Elle avait été tellement enracinée dans l’esprit des français mais aussi au niveau international que les trois départements algériens étaient des départements français, il y avait tellement d’institutions qui avaient enraciné l’idée de l’Algérie Française... Avant les événements, on pouvait entendre des journalistes américains dire que la Méditerranée séparait la France et l’Algérie comme la Seine sépare les deux rives de Paris. Cela donnait à la France une inconscience incroyable. Les événements ont commencé avec la violence, des élections truquées. La France a été d’un aveuglement invraisemblable. Alors que des gens comme Jules Roy, Germaine Tillion voyaient très bien ce qui se préparait. En 1957, Raymond Aron disait que l’indépendance algérienne était inéluctable (NDLR : A l'époque, les textes de Raymond Aron sur l’Algérie étaient censurés par Le Figaro).
Quel a été le problème ?
Le problème a très vite été l’armée. Elle sortait de deux grandes défaites. La plupart des futurs généraux d’Alger, Bigeard, Aussaresses étaient des héros de la résistance qui avaient ensuite essuyé la défaite en Indochine, puis la crise de Suez en 1956. L’armée française est devenue nombreuse, très bien équipée, très bien organisée avec des gens à sa tête qui avaient appris la contre-guérilla. Elle avait pour mission de rétablir la paix et elle y est parvenue. Longtemps, on a nié ces faits. Mais il faut admettre que quelles que soient les méthodes, la France a pacifié l’Algérie. La guerre était extrêmement réduite dans ses effets dans les campagnes par des isolements et dans des villes comme Alger par des méthodes « indochinoises » appliquées à l’Algérie. Cela s’est terminé par une victoire du Front de Libération Nationale mais par une défaite militaire non acceptée de l’Armée de Libération Nationale qui est devenue une grande force unitaire et disciplinée. Il y a eu une une concentration de pouvoirs entre le FLN et l’armée, une distribution de rôles et de puissance et surtout aucune expression de la diversité algérienne. Le FLN a exercé un pouvoir soviétique avec un état policier.
Est-ce que compte tenu de ce que le FLN a fait de cette victoire –la plupart des dirigeants politiques ont été éliminés- et de ce qu’est l’Algérie aujourd’hui, est-ce que le prix politique, économique et social de cette indépendance n’a pas été très cher, voire trop cher ?
Extrêmement cher ! Inutilement cher ! C’est un fait. Si dans cet Etat, étant donné la richesse dont il disposait, et malgré un système très centralisé, il y avait eu un minimum de réussites sociales, économiques, d’ouverture politique, le pari du FLN était jouable mais tout cela était miné. Le grand malheur est d’avoir combattu aux côtés des Algériens pour leur indépendance et de voir un pays dont toute la jeunesse voulait venir en France. Ce n’est pas agréable pour quelqu’un qui a combattu 7 ans de voir toute la jeunesse partir chez l’ennemi en quelque sorte. C’est symbolique d’un échec.
Vous étiez l’ami de Camus, vous dîtes avoir eu des rapports douloureux sur l’Algérie. Quels étaient vos débats ?
Pendant l’Algérie, à l’Express, nous partagions un bureau. Nous partagions les mêmes idées, l’égalité pour aller vers une indépendance liée à la France. Mais la guerre était là avec la violence d’un côté, une répression épouvantable de l’autre et Camus en a eu assez d’avoir à dire toutes les semaines qu’un tel avait raison, puis un autre. Il avait des liens familiaux très étroits. C’était tous des frères. C’était notre pays…
La colonisation, qui était arrivée à rendre un peuple étranger dans son propre pays, lui paraissait intolérable Mais cette conception égalitaire n'impliquait ni pour les uns ni pour les autres l'indépendance. Quand la guerre est arrivée, il n'y a plus eu de place pour le dialogue. C'est alors qu'à Stockholm, après la réception de son prix Nobel, Camus a prononcé cette phrase selon laquelle il s'opposait à une conception de la justice — celle du terrorisme qui pouvait provoquer la mort de sa mère. Une citation souvent déformée : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » disait-il.
Chargé d’en parler tous les jours, je voyageais beaucoup, de mon côté je voyais bien comment le monde ne pouvait plus accepter des solutions de compromis. C’est là que je diverge de Michel Onfray, Camus aurait voulu que l’Algérie reste française, ensuite il voulait une fédération. Avec les atrocités de la guerre, il voyait bien que ce n’était plus possible. Camus avait senti que les choses étaient perdues mais refusait d’y consentir. Il n’arrivait pas à approuver une république qui allait peut-être exclure les siens. C’est là que nous avons « rompu » amicalement. Camus se méfiait aussi énormément de l’OAS et des islamistes. Cette domination on la voyait venir, mais en Tunisie et au Maroc, les Français s’en accommodaient très bien.
Vous dites que la guerre d’Algérie aurait pu être évitée.
Je soutiens, en effet, cette thèse. Les nationalistes qui voulaient l’indépendance tout de suite étaient minoritaires. S’il y avait eu des Français assez courageux pour dire « on vous donne l’égalité », je ne dis pas que nous aurions eu une paix totale, mais la guerre longue et meurtrière aurait pu être évitée.
Pour le fondateur du "Nouvel Observateur", Jean Daniel ce conflit qui a pris fin il y a cinquante-sept ans aurait pu être évité. Il explique donc pourquoi.
Il y a eu les héros, les victimes et les bourreaux d'un conflit qui s'est terminé voilà cinquante ans. Mais il y a eu aussi tous ceux, Algériens et Français, qui ont rêvé d'une fraternité durable entre les deux peuples, qui ont proposé les réformes qui pouvaient la permettre, et dont les voix n'ont pas été écoutées.
Dans la vidéo ci-dessous, Jean Daniel, fondateur du "Nouvel Observateur", qui s'est engagé en faveur de l'indépendance, explique pourquoi "la guerre sous sa forme longue, meurtrière, épouvantable, avec les tortures, les déportations, l'exode, pouvait être évitée".
MERCI D'ARRÊTER LA VIDEO APRES LE SUJET CONCERNE