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Les intellectuels français face à la guerre d’Algérie
Les intellectuels français face
à la guerre d’Algérie
Une banderole proclamant «Paix en Algérie» flotte au-dessus de la foule des ouvriers de la régie Renault, à Boulogne-Billancourt, le 19 octobre 1960. © AFP/Archives
« Historien de vocation et de métier, j’ai combattu la guerre d’Algérie », a écrit Pierre Vidal-Naquet. L’historien ne fut pas le seul intellectuel français à livrer ce combat-là. Les huit années de guerre ont vu se constituer en France une véritable résistance de l'intelligentsia aux atrocités perpétrées par les militaires tricolores en Algérie. Cette mobilisation a réuni, par-delà de leurs affiliations politiques, les plus grandes figures de l’élite intellectuelle française de l’époque.
Les Algériens célébraient, le 5 juillet 2022, le soixantième anniversaire de leur indépendance, une indépendance emportée de haute lutte contre la France coloniale. L’accession de l’Algérie à la souveraineté ce jour-là en 1962 marque la fin de 132 années de colonisation française et huit années de guerre de libération.
Sur la rive algérienne de la Méditerranée, les manuels d’histoire évoquent le courage, l’abnégation, les sacrifices des résistants du Front de libération nationale (FLN), omettant de rappeler la résistance de nombre de Français aux atrocités de la guerre coloniale menée par l’armée tricolore. C’était l’honneur de la France sous la guerre d’Algérie d’avoir compté dans ses rangs des humanistes et des anticolonialistes convaincus, qui eux aussi durent braver la censure, la prison et la torture, et militèrent pour le droit des Algériens à l’indépendance. « La mobilisation des intellectuels français contre la torture et leur engagement aux côtés des Algériens à travers des réseaux d’entraide ont sans doute accéléré le processus d’accession à l’indépendance, notamment en internationalisant le conflit », souligne Catherine Simon, ancienne correspondante du Monde à Alger et auteure d’une enquête remarquable sur l’Algérie post-coloniale (1).
François Mauriac (1885-1970), prix Nobel de littérature 1952. © Editions Perrin
Peu de gens savent, en effet, qu’en arguant que les militaires français en Algérie étaient en train de tuer « l’âme de la France », les François Mauriac, les Jean-Paul Sartre et les autres Raymond Aron avaient réussi à attirer l’attention d’un jeune et bouillant sénateur américain, encore peu connu du grand public à l’époque. Élu président des États-Unis en 1960, celui-ci qui n’était autre que John Fitzgerald Kennedy s’engagea à couper l’aide militaire à la France, si la guerre devait se poursuivre en Algérie. Ce n’est peut-être pas un hasard si les premières négociations entre Algériens et Français qui conduiront aux accords d’Evian, se sont déroulées dès 1961.
« Notre Gestapo d’Algérie »
La guerre d’Algérie a commencé dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 par une série d’attentats et de sabotages commis en une trentaine de points du territoire algérien. Ces attentats étaient revendiqués par un groupuscule algérien jusque-là inconnu, le FLN. C’est le début d’un engrenage tragique qui va entraîner Paris progressivement dans une politique de répression à tout-va, allant de la torture aux exécutions sommaires, en passant par des « bombardements de villages » et d’autres punitions collectives.
Dans les rédactions parisiennes, on a su très vite, quasiment dès le début de la guerre, que la torture était employée en Algérie à grande échelle. Les premiers articles paraissent dans la presse métropolitaine dès 1955, dénonçant ces pratiques. Dans les colonnes de France observateur, le journaliste Claude Bourdet publie en janvier 1955 une tribune à charge intitulée « Notre Gestapo d’Algérie ». Dans son célèbre « Bloc-Notes » dans L’Express, François Mauriac avait recours au même parallélisme pour dire tout le mal qu’il pensait des gouvernements socialistes successifs qui envoyaient les jeunes soldats sur place pour perpétrer les basses besognes.
Si les premières révélations sur la mise en place à travers l’Algérie de «véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique et tout ce qu’il faut… » laissaient insensible l’opinion publique française, nourrie depuis les bancs d’école par l’idéologie coloniale de « l’Algérie, c’est la France », les intellectuels vivent le conflit comme une nouvelle affaire Dreyfus. Rapidement, ils se saisissent des formes d’intervention popularisées par l’Affaire telles que tracts, libellés, témoignages, manifestes, pétitions, articles de presses pour sensibiliser l’opinion aux procédés employés par les militaires en Algérie, « qui relèvent du nazisme ».
« La Question »
Il faut dire que dans la décennie encadrant la guerre d’Algérie, le souvenir de la barbarie nazie était encore tout frais dans les esprits. Ce n’est sans doute pas un accident si les essais et les témoignages les plus importants sur la réalité de la guerre sont publiés par les Éditions de Minuit. Fondée pendant la guerre 39-45, cette maison d’édition s’était fait connaître en publiant Le Silence de la mer de Vercors qui donnait à voir de l’intérieur la vie dans les maquis et la résistance au nazisme. Pendant la guerre d’Algérie, le fondateur de Minuit Jérôme Lindon donna la parole aux résistants algériens, aux historiens, aux journalistes engagés qui racontèrent la réalité de la pratique militaire en Algérie.
Militant communiste et anticolonialiste, Henri Alleg l'auteur de «La Question» est mort à 91 ans. Ici, à Toulouse, le 8 décembre 2005. AFP PHOTO / ERIC CABANIS
C’est la parution en 1958 aux éditions de Minuit de La Question sous la plume d’Henri Alleg, qui fit éclater le scandale de la torture sur la place publique. L’auteur, ancien directeur du journal communiste Alger Républicain, livre dans ces pages un témoignage glaçant de son passage entre les mains des parachutistes dans la banlieue d’Alger. Alleg passera à la postérité comme « l’homme qui a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme », selon les mots de Sartre. Cela n’empêchera pas son livre d’être saisi par la censure. Tout comme le seront dix autres ouvrages publiés par les Éditions de Minuit dont L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet à propos de l’enlèvement en plein Alger du jeune communiste Maurice Audin et son meurtre déguisé par l’armée. L’éditeur, lui, sera convoqué devant les tribunaux qui l’accusaient de « provocation à la désobéissance militaire ».
Or le mal était fait. La pratique de la torture par les militaires, avec la bénédiction de leur hiérarchie politique, ne pouvait plus être niée. « La saisie de La Question conduisit André Malraux, Roger Martin du Gard et Jean-Paul Sartre, écrit l’éditeur Nils Andersson, à signer une adresse solennelle au président de la République, le sommant de condamner l’usage de la torture». « Sollicité, Albert Camus a refusé de signer », ajoute Andersson.
Camus versus Sartre
Il se trouve que, objet de controverses passionnées, la guerre d’Algérie fut aussi un moment de recomposition du paysage intellectuel français. Avec le soutien indéfectible des intellectuels catholiques et marxistes à la cause de l’indépendance algérienne par presse interposée – Témoignage chrétien et Esprit, d’une part, et L’Humanité et Les Temps modernes de Sartre, d’autre part – on est loin d’un affrontement binaire et manichéen entre la gauche indépendantiste et la droite pro-Algérie française. Les hommes de bonne volonté de part et d’autre avaient pris la plume pour dire leur révolte.
Le clivage qui dominait la scène intellectuelle française au cours de ces années de plomb était plus personnel qu’idéologique, opposant deux monstres sacrés de la littérature et la pensée françaises, Albert Camus et Jean-Paul Sartre. Issu de l’Algérie coloniale où vivait encore sa mère, l’auteur de L’Étranger connaissait de l’intérieur ce pays « de pauvreté et de lumière » et se sentait manifestement en empathie profonde avec ses populations françaises et arabes qu’il avait côtoyées depuis sa plus tendre enfance. Militant « d’une Algérie juste pour tous » mais dans le giron de la France, Camus se laissera enfermer chemin faisant dans un silence solitaire, pressentant sans doute que le vent de l’Histoire le condamnait à être étranger dans son pays natal.
Sur cette photo d'archives du 28 novembre 1948, l'auteur et philosophe français Jean-Paul Sartre est assis dans son bureau à Paris. © AP Photo, File
C’est Sartre qui aura le dernier mot et vouera aux gémonies les ambiguïtés de son principal adversaire littéraire face à la question algérienne. La proclamation par Camus, « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » ne passe pas, même si elle reflète le dilemme de l’intellectuel confronté à une double légitimité, ce qui était bel et bien le cas de l’Algérie camusienne.
Apologie de l’insoumission
En 1960, à deux ans de l’indépendance, Camus meurt dans un accident de voiture tragique sur les routes de France. Dans ces dernières années de guerre, on assiste à une radicalisation des positionnements, avec Les Temps modernes de Sartre s’imposant comme la conscience de son pays qui n’aura eu de cesse de dénoncer le colonialisme et les exactions de l’armée française en Algérie. L’auteur de L’Être et le Néant appelait alors la gauche à être solidaire avec le FLN, car, proclamait-il, « la victoire du FLN sera la victoire de la gauche ».
C’est dans les pages des Temps modernes que devait paraître, en septembre 1960, la Déclaration sur le droit d’insoumission dans la guerre d’Algérie, le baroud d’honneur des intellectuels français engagés dans la bataille des écrits pour sauver l’honneur de leur pays des Lumières. Mais la revue avait été saisie. Plus connu sous le nom de « Manifeste des 121 », la déclaration fut publiée dans Vérité-Liberté, sous le patronage de l’écrivain Maurice Blanchot. Elle justifie l’insoumission, appelant les soldats envoyés sur le front à refuser de prendre les armes contre le peuple algérien car « la cause du peuple algérien était la cause de tous les hommes libres ».
Le Manifeste, réédité une seconde fois avec 240 signatures, était signé par tout ce que la France comptait d’universitaires, d’artistes, d’hommes de lettres et de philosophes de premier plan, parmi lesquels Simone de Beauvoir, André Breton, Marguerite Duras, Claude Lanzmann, Jean-Paul Sartre, Vercors, Pierre Vidal-Naquet, Alain Resnais, Français Truffaut…
Leur soutien vaudra à certains des signataires, racontent les historiens, l’interdiction d’antenne radio et de télévision, des assignations à résidence et des suspensions de leur poste s’agissant des fonctionnaires. Menacé de mort, Sartre vit son appartement plastiqué deux fois, en juin 1961 et en janvier 1962. Or, cette défense d’insoumission n’était pas passée inaperçue dans les maquis algériens. « L’appel des 121 a retenti comme un coup de tonnerre pour nous, dirigeants de la révolution algérienne, comme pour beaucoup d’Algériens. Cette prise de position nous a prémunis contre la haine », a déclaré aux signataires Ahmed Ben Bella, futur président de l’Algérie indépendante. Pour remonter le moral, il n’y avait sans doute pas mieux !
Les porteurs de valises du FLN
Portrait du philosophe Francis Jeanson. © Getty Images/Gamma-Rapho/Louis Monier
Difficile de conclure cette odyssée des intellectuels français à travers les eaux troubles de la guerre d’Algérie, sans s’arrêter sur le rôle des « porteurs de valises » et de ceux qu’on a appelés « les pieds-rouges ». Les porteurs de valises étaient les petites mains de la guerre algérienne. Leur rôle avait été pensé et conceptualisé par le philosophe Francis Jeanson, proche de la mouvance sartrienne et considéré par ses pairs comme « l’un des esprits les plus brillants et originaux de sa génération ».
L’originalité de Jeanson était d’avoir réussi à transformer le soutien intellectuel et moral aux indépendantistes algériens du FLN en une aide matérielle efficace. Formé en 1957 lors d’une rencontre clandestine, le «réseau Jeanson » était composé d’intellectuels, de chrétiens, des communistes en rupture de ban. Ils furent baptisés « porteurs de valises » car leur mission consistait à aider au transport des militaires du FLN ainsi qu’à celui des armes, des matériels de propagande et surtout de l’argent des cotisations des 300000 travailleurs algériens qui finançaient la résistance sur le terrain ainsi que le fonctionnement du gouvernement algérien en exil.
Lorsque le réseau sera démantelé et ses responsables jugés en 1960, Sartre leur apportera son soutien en affirmant notamment : « Si Jeanson m’avait demandé de porter les valises ou héberger les militants algériens, et que j’aie pu le faire sans risque pour eux, je l’aurais fait sans hésitation. »
Enfin, les milliers de jeunes français qui débarquèrent en Algérie au lendemain de l’indépendance furent les héritiers des porteurs de valises et des intellectuels anticolonialistes qui avaient pris fait et cause pour l’indépendance algérienne, tout au long de ces années de guerre sombres et incertaines. « Ils étaient en quelque sorte les nouveaux avatars des brigades internationales venues en Algérie pour aider à la construction de la nation renaissante », déclare Catherine Simon. L’ouvrage que cette journaliste du Monde a consacré à ces coopérants avant la lettre, qu’on a appelés « pieds-rouges » par un clin d’œil aux pieds-noirs de l'Algérie coloniale, est une fascinante enquête sur un pan méconnu de l’histoire franco-algérienne.
Les espoirs et les désillusions des pieds-rouges que la journaliste raconte avec perspicacité et un sens de récit consommé, sont emblématiques de la passion française séculaire pour l’Algérie. Les intellectuels qui ont milité dans les années 1950-1960 pour l'indépendance algérienne et que les milieux coloniaux ont traités de « traîtres » n’ont fait que poursuivre cette longue histoire faite de contacts, d’appropriations et de rapprochements. Après tout, comme aimait à le dire Francis Jeanson : « Le premier traître, n’est-ce pas celui qui a construit un pont sur une rivière qui séparait deux communautés ? »
(1) Algérie, les années pieds-rouges : des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969), par Catherine Simon. La Découverte, 2009
Alban Liechti n'était pas un intellectuel
mais c'était un insoumis et j'estime qu'il a
toute sa place dans cet article
J’ai mis en ligne, sur mon blog, 7 articles concernant Alban Liechti, voici, peut-être, le plus remarquable paru le 25 octobre 2020. Vincent, son fils nous parle de l’anniversaire de mariage de ses parents.
Vincent Liechti « Aujourd'hui mes parents ont 62 ans de mariage.
Merci de cliquer sur ce lien :
Michel Dandelot
Commentaire important d’un ami
Mehdi Lallaoui a réalisé un film sur le manifeste des 121. Avec son accord Il est ici en libre accès sur mon espace Dailymotion :
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Alain Ruscio écrit :
Bonsoir Michel
Merci pour ton utile rappel du rôle des intellectuels. Je me permets cependant de te signaler que le nom d’Aragon est souvent oublié. Or, il fut un des intellectuels les plus engagés contre cette guerre. Je te joins une rérénece à mon livre + un résumé de ce que j’y ai écrit sur Aragon et la guerre d’Algérie.
Salutations amicales
AlainAragon face à la guerre d’Algérie
Aragon livra à l’hebdomadaire communiste France Nouvelle cinq rubriques pleine page entre le 15 octobre 1959 et le 3 mars 1960. Dans la première, « D’un certain emploi du mot “France“ », Aragon rendit compte d’un livre Le Front, écrit par Robert Davezies, un prêtre atypique, partisan de l’Algérie indépendante, porteur de valises. Le nom même de France, en Algérie, s’effrayait Aragon, est devenu « une chose terrible ». La pratique des tortures et des crimes contre Djamila Bouhired, Maurice Audin ou Henri Alleg, puis contre tant d’autres, révélés par le livre-témoignage La Gangrène, nous avait déjà révulsés. « Bien entendu, c’était déjà trop, et nous nous sentions responsable ». Mais les faits rapportés par « monsieur l’abbé » étaient insupportables. Il s’agissait de comprendre que, dans toute l’Algérie, on « bat(tait) les gens (…), le sang coul(ait) (…), les maisons brûl(aient) », alors que « la presque unanimité des Français » n’en savait pas plus sur l’Algérie que « les Allemands sur les camps de concentration nazis ». Thème commun alors à bien des opposants à cette guerre d’Algérie, mais strictement inconcevable, irrecevable, pour la majorité des Français. Aragon poursuivait : « Pour la première fois, celui qui lit “Le Front“ se trouve devant une certitude, une conviction, qui l’envahit, le pénètre et ne peut plus le quitter : notre responsabilité collective. Elle n’est pas que de quelques actes dont on peut sa laver par la réprobation. Elle est d’une longue histoire, dont la logique implique la magnéto, le supplice de la baignoire, l’enfant tiré au couteau du ventre des femmes enceintes, les Oradour par centaines, le génocide, les villages déportés (…). On ne peut pas, après ce livre, se rassurer en rejetant sur quelques hommes le sang que nous avons sur les mains. Vous et moi ». L’article s’achevait par des phrases généralisant la dénonciation du colonialisme : « La responsabilité collective est celle d’un peuple colonisateur envers un peuple colonisé. La guerre est, comme on dirait peut-être aujourd’hui, systémique. C’est du système colonial inique qu’il faut sortir, non seulement par des actes politiques, mais surtout au fond des consciences, où de mauvais sentiments se sont accumulés au quotidien, depuis un siècle, sans que les personnes s’en rendent compte ». Un peu plus de deux ans plus tard, Aragon témoignera en faveur de l’abbé Davezies lors de son procès du 9 au 12 janvier 1962.
D’autres billets sur l’Algérie suivront : « De l’insurrection du bourreau » (violente dénonciation des instigateurs des journées des barricades à Alger, qui fonderont peu après l’OAS), 4 février 1960 ; « Une plaie que la France a à ses côtés » (sur les essais nucléaires dans le Sahara), 18 février 1960 ; « D’un livre français » (sur le livre d’André Stil), 20 avril 1960.
Enfin, dans les derniers mois de cette terrible guerre, la répression que l’on ne peut qualifier que de coloniale fit sa sanglante apparition : plusieurs centaines d’Algériens qui manifestaient pacifiquement le 17 octobre 1961 pour un cessez-le-feu préludant à l’indépendance de leur pays, furent bidulisés, piétinés, martyrisés, certains tués par balles, d’autres jetés à la Seine. Si la protestation n’eut ni le niveau qu’aurait exigé le drame, ni la dimension, par exemple, de celle qui suivit Charonne, elle eut lieu. Dans les milieux intellectuels, Claude Lanzmann fut à l’origine d’un texte dont la phrase forte était : « Entre les Algériens entassés au Palais des Sports en attendant d’être “refoulés“ et les juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous nous refusons à faire une différence » (Les Temps Modernes, novembre). Suivaient les signatures prestigieuses et attendues de Simone de Beauvoir, André Breton, Aimé Césaire, Marguerite Duras, Michel Leiris, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre et Pierre Vidal-Naquet. Et, en bonne place, Aragon et Elsa.
Le second niveau d’intervention aragonien est son activité à la tête des Lettres françaises. Cet hebdomadaire fut particulièrement actif dans la dénonciation de la guerre d’Algérie (48 titres de première page de 1954 à 1962), en y privilégiant, puisque là était sa spécificité, la dimension littéraire et culturelle. En particulier, les Lettres firent un effort exceptionnel pour faire connaître la culture arabo-musulmane en général, algérienne en particulier, dans la suite logique de la politique de l’hebdomadaire 1. Mais, évidemment, en pleine guerre, cet engagement avait une haute signification. On ne sera pas surpris de retrouver ici les œuvres de Mohammed Dib et de Kateb Yacine, déjà cités. Aragon sera un soutien indéfectible du premier, accueillant de nouveau ses poèmes ou ses récits, avant de préfacer un recueil 2. Même attitude à propos de Kateb Yacine. Les Lettres publièrent également un essai sur « la nouvelle littérature algérienne » (Mohammed Abdelli), un numéro d’hommage à Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS « comme Lorca à Grenade » 3, etc. Des poètes français écrivant des textes anti-guerre furent publiés. Enfin les Lettres publièrent des tribunes directement politiques, d’abord sous la plume de Pierre Daix, fidèle second.
Et Aragon le poète ? Absent de la lutte contre la guerre ? Absolument pas ! Il a, d’abord, consacré un poème de circonstance à la dénonciation d’un événement dramatique, le bombardement d’un petit village de la frontière algéro-tunisienne (8 février 1958) : « Une fois de plus entre le miroir et toi / Il y a désormais ces yeux des enfants morts / Connais-tu le nom de la honte / Essayez de faire entrer dans un vers français / Ce mot comme un poignard Sakiet-Sidi-Youssef » 4.
Mais l’essentiel de son apport fut effectué de façon radicalement différente de celle de la période précédente. Car, à l’insu de (presque) tous, il s’est alors attelé, semble-t-il dès 1956, à une tâche immense : l’écriture du Fou d’Elsa, dont le titre n’évoque pas forcément l’objet : les derniers temps du royaume maure de Grenade, à la fin du XVe siècle 5. Aragon l’a par la suite lui-même expliqué : c’est en s’interrogeant sur les racines de la Résistance algérienne qu’il s’est plongé avec passion dans l’étude de la civilisation arabo-islamique :
« J’ai subi une sorte de fascination de ce pays, de ces gens, de leurs mœurs, de leur philosophie, de leur religion même, tout ce qui était les éléments de leur civilisation (…). La guerre d’Algérie… il ne suffisait pas, pour comprendre ces hommes et leur acharnement à ne pas devenir des Français, à part entière ou pas entière, de quelques généralités sur cent ans de colonisation. En tout cas s’en tenir là, c’était sans tenir à un schéma. C’est sans doute par les événements d’Afrique du Nord que j’ai compris mes ignorances, un manque de culture qui ne m’était d’ailleurs pas propre ».
Aragon, à l’orée de la vieillesse, confesse ce « manque de connaissance » qui lui paraît « intolérable » 6. Il consulte une documentation considérable. Tous les auteurs arabes classiques, tous les grands orientalistes, Blachère, Massignon, Lévi-Provençal, Berque, ont été consultés, lus, assimilés, interprétés 7… Lors du recensement de la bibliothèque personnelle de l’écrivain, on retrouva plus d’une centaine d’ouvrages sur cette question 8. Jacques Berque 9 en témoigna :
« C'était un artiste extrêmement consciencieux et érudit, qui a dépouillé, pour écrire “Le Fou d'Elsa“, la valeur d'une bibliothèque, incluant dans son livre d'incroyables détails que seuls peuvent connaître les spécialistes » 10.
Il en a résulté un très grand livre, un des chefs d’œuvre de la poésie du XXe siècle, nourri d’une érudition récente, mais étincelante.
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1 H. Bismuth, « Aragon dans la guerre d’Algérie », in Hervé Bismuth & Fritz Taubert (dir.), La guerre d’Algérie et le monde communiste, Dijon, Ed. Universitaires de Dijon, 2014.
2 « Mohammed Dib, poète », préface à L’Ombre gardienne, Paris, Gallimard, 1961.
3 « Mouloud Feraoun, écrivain algérien », 12 mars 1962.
4 « Échardes », Les Lettres françaises, 19 février 1958. Ce poème fut ensuite repris dans le recueil Les Adieux et autres poèmes, Paris, Stock, 1977.
5 H. Bismuth, Un poème à thèses : “Le Fou d’Elsa“ d’Aragon, Lyon, Publications de l’ENS, 2004.
6 Entretiens avec Francis Crémieux, Paris, Gallimard, 1964.
7 C. Haroche, « Lectures d’Aragon pour Le Fou d’Elsa », in Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n° 5, Besançon, Pr. Univ. Franc-Comtoises, 1994.
8 S. Ravis-Françon, « Aragon et les cultures arabo-islamiques », La Pensée, n° 332, octobre-décembre 2002.
9 Aragon, accompagné de Roger Garaudy, assista au séminaire de Berque. Témoignage du professeur in Charles Haroche, loc. cit.
« Robert Hébras, le dernier survivant du massacre d’Oradour-sur-Glane, est décédéEn 1953, le procès manqué d'Oradour-sur-Glane, village assassiné »
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Commentaires
2Danièle PonsotDimanche 12 Février 2023 à 08:45La lecture de " la question", conseillée par mon Lulu alors que nous venions de nous marier, a été une vraie " claque" , salutaire bien sûr, pour moi!
Mehdi Lallaoui a réalisé un film sur le manifeste des 121. Avec son accord Il est ici en libre accès sur mon espace Dailymotion:
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Nous nous inclinons devant les capacités de ces intellectuels de haut rang. Ceci étant, sans être des manuels, ce qui au demeurant n'est une tare, nous avons les uns et les autres contribué à la fin de la guerre par l'accès à l'ndépendance de l'Algérie.