• Les jeunes Français qui ont participé à la guerre d'Algérie ne font pas tous partie d'une association d'anciens combattants voici l'histoire de Bernard Bourdet décédé en octobre 2015

    Les jeunes Français qui ont participé à la guerre d'Algérie ne font pas tous partie d'une association d'anciens combattants voici l'histoire de l'un deux : Bernard Bourdet

     

    Les jeunes Français qui ont participé à la guerre d'Algérie ne font pas tous partie d'une association d'anciens combattants voici l'histoire de l'un deux : Bernard Bourdet

    Nous avons fait notre réunion annuelle autour d’un couscous en Juin 2016, mais avec un couvert en moins… celui de Bernard Bourdet qui est décédé en octobe 2015.

    Afin de lui rendre hommage, nous sommes allés au monument aux morts de la guerre d’Algérie où ont été lus des extraits de son témoignage sur le blog de la 4acg et de ses carnets d’Algérie qui ont été publiés par Benjamin Stora dans « Algérie 1954-1962 » (éd. Les Arènes). Il faut en effet souligner ce qu’a été l’action de Bernard en tant qu’instituteur dans une SAS à Dar-el-Beida où il a pris des risques à sa façon. Une goutte d’eau sans doute, mais essentielle, tant il est vrai que beaucoup de petits algériens n’avaient pas la chance d’aller à l’école, au moins dans le bled en Kabylie, alors que les enfants des « pieds noirs » pouvaient en bénéficier. 

     

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    Les jeunes Français qui ont participé à la guerre d'Algérie ne font pas tous partie d'une association d'anciens combattants voici l'histoire de l'un deux : Bernard Bourdet

    Entre 1961 et 1962, l’appelé Bourdet a enseigné aux petits Algériens. (Photo sd) 

    Les souvenirs d’Algérie de l’appelé Bourdet

    Appelé non-volontaire pour la guerre d’Algérie, le Poitevin Bernard Bourdet a fait ce qu’il pouvait sur place. Il le raconte dans un livre de témoignages. Entre 1961 et 1962, l’appelé Bourdet a enseigné aux petits Algériens. Bernard apportait aussi des soins à la population locale dans les villages de montagne.

    Bernard Bourdet ne voulait pas la faire cette guerre. Jeune instituteur à l’époque, il s’inscrit en fac pour être sursitaire. Un temps. Puis il faut bien répondre à l’appel. C’est en mars 1961 que Bernard débarque en Algérie, dans la vallée du Cheliff, à 140 km au Sud d’Alger.

    Dès le départ, il lui semble que « l’indépendance de l’Algérie va dans le sens de l’Histoire. Leur cause me paraît juste, même si ça n’excuse pas certains actes... Je suis issu d’une famille de résistant, je peux les comprendre. » Ce qui n’ôte rien à l’angoisse du jeune soldat fraîchement débarqué. « Je craignais de devoir un jour me servir d’une arme pour défendre ma vie. » Ce ne sera pas nécessaire. Sur place, on lui confie d’autres missions. Recenser la population d’une région, délivrer les permissions de se déplacer, de moudre du blé... « Je devais rendre compte de demandes trop importantes, signe que la population locale approvisionnait des maquisards. Moi, je préférais fermer les yeux, et faire en sorte qu’il y ait le moins d’incidents possibles. » Pas de vague. Ne pas attirer l’attention. Prier pour que ça passe vite. « Le temps que j’ai passé à l’escadron, il n’y a pas eu de tortures », assure Bernard. Mais il sait que ce fut le cas avant. Et après, en d’autres lieux. En août 1961, le Poitevin est envoyé dans un petit poste isolé pour la surveillance de Dar-el-Beïda. « Une ancienne ferme était en cours de transformation pour devenir une école. » Avec un autre appelé instituteur dans le civil, Bernard commence à faire la classe. « Nos familles nous envoyaient des colis de vêtements qu’on donnait aux familles du village. On savait que les maquisards revenaient au village la nuit, on ne disait rien... Tout ça n’a été possible que parce que nous étions restés entre appelés, que les gradés avaient été nommés ailleurs. De toute manière, notre sécurité tenait en grande partie à l’état de nos relations avec le village. »

    Quand il pose son regard d’aujourd’hui sur le conflit d’hier, Bernard ne peut s’empêcher de constater qu’il avait des a priori sur les Harkis, sur les Pieds-Noirs... qu’il a perdus depuis. Au coeur du conflit, on ne voit parfois qu’un pan de vérité. D’ailleurs, une fois rentré, Bernard ne veut plus en parler. « Et je ne suis pas sûr que les gens avaient envie d’entendre... » Ce n’est que quelques années plus tard qu’il a ressorti ses carnets, proche d’un journal intime. D’un journal de guerre qu’il a confié à l’équipe d’historiens de Benjamin Stora.

    Aujourd’hui, le retraité ne participe pas aux commémorations. Il n’est pas davantage inscrit dans les associations d’anciens combattants. Enfin si, une association pour laquelle il reverse sa pension, et qui s’applique à mener des actions humanitaires en Algérie.

    Un livre, plusieurs paroles 

    Plus de 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, de plus en plus d’anciens, civils ou militaires, Français ou Algériens, éprouvent le besoin de témoigner sur cette guerre qui a mis 45 ans à dire son nom. Des documents inédits mais aussi des lettres des carnets, des documents reproduits à l’identique en fac-similés, paraissent aujourd’hui dans un livre coédité par France Info et les Arènes, et réalisé sous la direction de l’historien Benjamin Stora.  Des extraits des cahiers de Bernard Bourdet, certaines de ses photos aussi y sont publiés. « Nous sommes entrés en contact par le biais de l’association des anciens d’appelés d’Algérie contre la guerre. » Mais dans ce livre, des anciens d’Algérie, de différente opinion politique et philosophique, témoignent.

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    Le témoignage complet

     

     

    écrit et parlé

     

    de Bernard Bourdet

     

    Passage difficile à l’indépendance

     

    Bernard Bourdet, présent en Algérie entre mars 1961 et septembre 1962, évoque les événements marquants de cette période : putsch des généraux, lutte contre l’OAS, épuration par l’ALN, départ des harkis pour la France…

    Le fait que, dans la famille de mon père, plusieurs oncles aient pris une part active à la résistance a probablement joué sur mon état d’esprit à mon départ au service militaire. La cause du FLN m’est apparue d’emblée comme une cause juste, même si ses formes d’action étaient condamnables. Il me paraissait évident que l’Algérie deviendrait indépendante parce que c’était dans le sens de l’histoire, même si l’on sait que rien n’est gagné d’avance. Les prises de position des associations d’éducation populaire, de l’UNEF, des principaux syndicats, les multiples initiatives contre la guerre au cours de l’année 1960 ont évidemment renforcé mon point de vue. Bien que participant à certaines manifestations, je n’étais adhérent d’aucune organisation en dehors de la FEN et des œuvres laïques.

    J’ai été incorporé  le 1er septembre 1960 au 5ème Régiment de Dragons de Périgueux où j’ai fait mes classes. Mon peloton était composé de sursitaires - en majorité opposés à la guerre - que l’armée française menait en Algérie. J’ai débarqué en Algérie le 8 mars 1961 et j’ai rejoint le 28ème Régiment de Dragons dont le PC était situé près d’Affreville (aujourd’hui Khenis-Miliana) dans la vallée du Chéliff,  à environ 140 km au sud-ouest d’Alger.

     

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    Un village de regroupement

    J’ai été envoyé au 4ème escadron qui occupait l’ancienne ferme d’un Bachaga au centre d’une cuvette dominée par les hauteurs du Djebel Louh dans  l’Ouarsenis. Sidi-el-Ghézali, un village de regroupement qualifié par un écriteau de «  village de France »,  jouxtait l’escadron. 

    J’ai été affecté au PHR (Peloton hors rang - bureau des problèmes humains) qui n’était pas un peloton de combat. Nous montions cependant la garde à l’escadron et, certains jours, nous nous postions aux alentours sur des lieux d’observation. Nous sortions en urgence quand une patrouille se trouvait en difficulté et nous participions quelquefois à des opérations importantes. J’étais angoissé à l’idée de devoir un jour me servir d’une arme pour défendre ma vie mais j’ai eu la chance de ne pas me trouver mêlé de près à des accrochages. Ce que je craignais également, après avoir été nommé brigadier, c’était la garde de nuit loin de l’escadron, dans une tour située à un carrefour exposé, seul appelé avec un groupe de harkis. Nous avions appris que certains désertaient en emportant leurs armes pour rejoindre l’ALN avant qu’il ne soit trop tard pour eux. Une nuit j’ai bien cru qu’il se préparait quelque chose de ce genre.

    Mon premier travail  a été, avec Pierre, un autre appelé, de recenser la population d’une partie reculée d’un douar, le Dehaguena. Un groupe de harkis était sensé assurer notre protection. En réalité ils s’éloignaient de nous pour fouiller les mechtas et piller les maigres jardins. Le jour où l’on est venu nous dire qu’ils avaient violé une femme devant son mari, nous avons refusé qu’ils nous accompagnent. Cette expérience a influencé mon opinion sur les harkis que je voyais comme des traîtres à la cause de leur peuple. Cependant notre interprète était un brave homme qui s’était engagé pour faire vivre sa famille. Je m’efforçais alors de ne pas généraliser.

    Les mechtas du douar étaient misérables. Certains fellahs avaient travaillé sur les terres d’un colon, plus bas dans la vallée. Ils étaient aussi pauvres que les autres, ce qui renforçait mon point de vue sur le comportement des colons envers leurs ouvriers arabes. Je pensais que les Pieds-Noirs, dans leur majorité, s’estimaient plus civilisés que les Arabes et en nourrissaient un sentiment de supériorité. Ils trouvaient donc légitimes les privilèges, petits ou grands, que leur assurait l’Algérie française. Du pur colonialisme ! En fait, je n’ai eu que peu de contacts avec eux : quelques colons pour qui « un raton serait toujours un raton », mais aussi  un appelé de l’escadron qui n’était pas raciste et qui essayait de comprendre les raisons de la lutte pour l’indépendance.

     

    L’action psychologique de l’armée

     

    Les jeunes Français qui ont participé à la guerre d'Algérie ne font pas tous partie d'une association d'anciens combattants voici l'histoire de l'un deux : Bernard Bourdet


    "Pour permettre aux jeunes kabyles de continuer leurs études, l’armée de pacification utilise différentes formules : ici une classe en plein air a été organisée".

    Mes fonctions au bureau des problèmes humains me permettaient d’être en contact permanent avec les habitants du village de regroupement. Je délivrais les permissions de se déplacer et celles de faire moudre du blé. Je devais bien entendu rendre compte si certains, se déplaçant souvent ou dépassant les besoins de la famille en farine, pouvaient être soupçonnés d’approvisionner les «  fellaghas ». Je fermais les yeux là-dessus, malgré les injonctions du sous-lieutenant du bureau, un appelé qui disait faire la guerre pour défendre les valeurs de l’Occident et qui prétendait avoir rallié à l’armée française la majorité des habitants de Sidi-el-Ghézali. C’est ce qu’il écrivait dans ses rapports. Pourtant, avant mon arrivée à l’escadron, les habitants regroupés avaient voulu mettre le feu au village.

    Il ne fallait pas être un fin observateur pour se rendre compte des effets produits par l’action psychologique de l’armée. Celle-ci avait lieu chaque vendredi, jour de marché. Il arrivait que des cadavres soient exposés au centre du village. On expliquait aux habitants et aux enfants de l’école rassemblés que tel était le sort réservé aux « fells ». Quelques jours après, un ou deux jeunes hommes manquaient au village. Quand une patrouille surprenait un berger en dehors des limites autorisées, sa carte d’identité était saisie. Pour la récupérer il devait payer une amende ou donner un ou plusieurs moutons. Le temps que j’ai passé à l’escadron, il n’y a pas eu d’actes de tortures. Selon les anciens, ce n’était pas rare dans le passé. Mais, sauf au cours d’opérations,  les personnes arrêtées devaient désormais être conduites en des lieux spécialisés pour les interrogatoires.

    Pendant la sédition des généraux en avril 61, des appelés basés près d’Affreville avaient décidé de poster des véhicules blindés sur la route Alger-Oran pour stopper une unité de parachutistes étrangers qui avait rallié les putchistes. Heureusement pour nos camarades,  les parachutistes ne se sont pas pointés. J’ai appris longtemps après d’un ami d’origine algérienne que c’était son régiment, légaliste, qui les avaient empêchés de quitter leur cantonnement. Dans le bled nous étions à l’écart de cela. Les nouvelles de France, l’élan de mobilisation à l’appel des syndicats et des forces progressistes, nous remontaient le moral. Il n’en n’était pas de même pour tous les militaires de carrière…

     Ouverture d’une école et d’un cercle féminin

    En  août 61 j’ai été envoyé dans un petit poste isolé qui avait été construit par l’armée, principalement pour la surveillance de Dar-el-Beïda, un village où l’on avait regroupé les habitants des fermes dispersées dans les contreforts du Djebel Louh. Il fallait aller chercher l’eau à un bon kilomètre en contrebas. Nous étions une dizaine d’appelés avec un sous-officier de carrière. Le poste servait aussi de PC aux opérations importantes qui avaient repris de plus belle malgré l’approche du cessez-le-feu.

    A quelques centaines de mètres du village, une ancienne ferme était en cours d’aménagement pour en faire une école. Maçon de profession, un appelé du poste s’était beaucoup investi avec très peu de moyens. Robert, instituteur dans le civil, et moi, nous avons pu ouvrir une classe le matin et une autre l’après-midi pour 70 garçons et filles - ce qui était malheureusement loin de la totalité des enfants d’âge scolaire. Quand nous ne faisions pas la classe,  nous allions dans le village pour des soins. Avoir des médicaments par la voie officielle n’était pas facile,  mais l’infirmier de l’escadron nous en procurait pour les  maux les plus courants.

    Nous avions aussi trouvé une femme capable d’animer des activités d’économie familiale et nous avons pu ouvrir un cercle féminin à l’école. Faire accepter aux maris que leur épouse fréquente le cercle n’allait pas de soi, cependant progressivement un groupe s’était constitué. Les femmes étaient heureuses de pouvoir se retrouver pour des activités et surtout pour parler entre elles. Faire accepter que les filles aillent en classe ne s’était pas fait non plus sans discussions,  mais le chef du village nous avait aidés. Je crois même qu’il avait été encouragé par des maquisards de l’ALN,  après qu’ils aient pénétré dans l’école et probablement vérifié que nous n’utilisions pas la propagande fournie par l’armée en direction des enfants.

     Un accord tacite avec le village

     En octobre 61 notre chef de poste dut être hospitalisé à cause d’une vieille blessure qui l’empêchait de marcher, ce qui nous arrangeait énormément : nous ne faisions plus de sorties nocturnes autour du village. J’étais seul à avoir le grade de maréchal des logis. Je me suis donc retrouvé chef de poste. J’avais deux préoccupations qui étaient intimement liées : éviter les incidents avec les maquisards de l’ALN qui venaient au village la nuit et essayer de soulager un peu les conditions de vie des familles, quitte à détourner certaines instructions. De toute manière, notre sécurité tenait en grande partie à l’état de nos relations avec le village.

    Dès que nous nous sommes retrouvés entre appelés, nous avons réuni les habitants : « Nous savons que les maquisards viennent ici. Nous respectons leur combat pour l’indépendance de leur pays, pour la liberté et pour plus de justice. Nous pensons qu’il y aura bientôt un cessez-le-feu et que le mieux est d’éviter que cette guerre ne fasse encore des victimes. Nous savons que  la vie est difficile pour vous. Nous nous efforcerons de ne pas la rendre plus dure. Nous sommes tous des appelés. Dites aux maquisards que nous les laisserons tranquilles. Dites-leur qu’ils nous laissent tranquilles de leur côté. » Après cela, une sorte d’accord tacite s’établit entre le village et nous. Nous laissions les bergers faire paître leurs moutons en zone interdite. Certains retournaient voir leurs maisons. Quand nous apprenions que des pelotons de combat monteraient dans les parages, le village était bouclé. Tout le monde comprenait ce que cela signifiait.

    La misère était grande, et pourtant, il n’était pas rare que Robert ou moi revenions d’une tournée de soins avec des oeufs ou un poulet squelettique après avoir bu le café. Refuser aurait été un affront pour la famille. En soirée, il y avait un temps pour régler les « chicayas » et organiser « la corvée d’eau » pour l’école,  parce que nous avions installé des bidons avec des robinets afin que les enfants puissent se laver. Parfois il fallait intervenir pour éviter que cette « corvée » ne devienne uniquement l’affaire des jeunes filles.

     Aux Algériens de trouver leur voie

    Ma vision des habitants du village a évolué. Au début je les trouvais arriérés et étonnamment fatalistes. Je me disais qu’ils avaient besoin d’être guidés. Puis j’ai pris conscience que cette vision me rapprochait sérieusement du point de vue colonialiste,  alors que les Arabes avaient eu une civilisation florissante. Ahmed, le chef du village,  et Akri, le chef de l’autodéfense -   une autodéfense bien inutile dans notre situation - parlaient le français. Je discutais souvent avec eux et je les trouvais plutôt ouverts et tolérants à l’égard d’autres cultures (nous évitions toutefois le sujet de la religion). Avec Akri nous parlions de la nécessité d’une réforme agraire et je pensais alors que c’était bien aux Algériens de trouver leur voie. Le seul point de désaccord que nous avions avec les hommes du village concernait la place des femmes : « Tu ne peux pas comprendre, me disaient-ils, les femmes arabes, c’est pas pareil ! »

    L’hiver était assez  rude dans les djebels. Cinq petits enfants sont morts en janvier-février 62. Les parents de Robert et les miens nous envoyaient des colis de vêtements. Je me souviens d’une anecdote qui nous avait bien amusés.  Nous avions reçus des lots de petites culottes pour les fillettes : le lendemain de la distribution, elles s’étaient mises à faire les pieds au mur à l’école pour bien montrer qu’elles les portaient… Les enfants avaient une formidable soif d’apprendre. Tout les passionnait. Nous les aimions.

    Robert et moi étions les seuls à sortir tous les jours du périmètre du poste. Nous ne portions jamais d’arme et il nous arrivait d’aller faire un tour dans les collines, accompagnés de quelques hommes. Nous étions très occupés. Mais parmi ceux qui n’avaient qu’à monter la garde et qui étaient là depuis de longs mois, certains commençaient « à péter les plombs ». Nous craignions qu’ils ne finissent par s’en prendre à des femmes du village. Une ancienne prostituée de Miliana, plus très jeune,  atterrie ici nous ne savions comment, avait proposé ses services. Alors, très discrètement, quelques-uns la retrouvaient dans un petit local attenant à l’école !

     Tension avec l’OAS

    L’approche du cessez-le-feu ne ralentissait pas le rythme des opérations, au contraire. Un canon de 105 et des caisses d’obus ont été amenés au poste à la fin de février 62. Un peloton de combat s’y est installé pendant une quinzaine de jours. Les sorties consistaient en partie à détruire les maisons restant encore debout,  pour éviter qu’elles ne servent de refuge aux « fellaghas ».

    Parmi les appelés, ceux qui, quelques mois auparavant, parlaient de « casser du fell »,  aspiraient maintenant à la paix. Mais à l’escadron et au poste de Reyder qui en dépendait, la propagande pour la poursuite de la guerre devenait insupportable. Nous apprîmes que des gradés de l’escadron et de Reyder organisaient le ravitaillement en vivres et en munitions d’un commando OAS qui cherchait à s’implanter dans la région. La tension devint rapidement intenable : refus d’obéir des appelés et des harkis, manifestations et slogans anti-OAS, mitraillage de la tour radio de Reyder par le commando OAS après que les camarades aient refusé de transmettre les messages qui lui étaient destinés. Un rapport détaillé des appelés au PC ne fut suivi d’aucun effet.

    A Dar-el-Beida comme ailleurs nous étions sur nos gardes. Des barbelés fermaient l’enceinte du poste. Une nuit celui qui montait la garde dans la tour se mit à tirer au FM (Fusil mitrailleur). Des balles s’écrasaient à l’autre extrémité du bâtiment. Il avait vu des ombres tout près et il avait fait des sommations.  Plusieurs d’entre nous se mirent à tirer au-dessus du blindage des fenêtres. Puis tout s’arrêta. ALN, OAS ?  Nous ne savions pas. Le lendemain, c’était le sujet de discussion au village. «  Ce ne sont pas des maquisards de l’ALN. Ils ont ordre de ne plus harceler les postes et de toute façon ils n’auraient pas tiré sur le vôtre ». En réalité, personne n’était venu rôder ce soir-là près du poste : les impacts venaient probablement des tirs du FM de la tour de garde !

     Le cessez-le-feu

    Le 19 mars 1962, quand la radio annonça le cessez-le-feu,  nous nous sommes précipités dans le village. Nous voulions faire la fête avec les habitants mais le FLN avait donné des consignes pour éviter des  effusions qui pourraient déborder. Je confiai à Akri que je m’étais bien amusé à le voir s’asseoir toujours sur le même rocher, visible de loin, à chaque fois que des militaires arrivaient en vue du poste. Il en avait bien ri lui aussi. Il m’avait dit que j’étais comme son frère et qu’il fallait que je revienne quand l’Algérie serait indépendante. Cependant, les gradés de Reyder avaient décidé d’ignorer le cessez-le-feu et de continuer les patrouilles et les embuscades. Des hommes et des femmes pris dans l’ex-zone interdite étaient ramenés au poste, tabassés, enfermés dans un silo.

    Et puis un jour que les harkis étaient une fois encore appelés par un sous-officier pied-noir à collaborer avec l’OAS : des rafales de PM. On relevait  trois morts (le sous-officier et deux harkis) et plusieurs blessés,  pendant qu’un groupe de harkis s’enfuyait. Les enquêteurs du PC firent disparaître les douilles et firent retomber la responsabilité de la fusillade sur les appelés. Deux de nos camarades furent accusés auprès du tribunal militaire de refus d’obéissance ayant entraîné la mort de trois hommes ! Quelques jours après,  le maquis de l’OAS fut attaqué par l’ALN. Il perdit des hommes dans les combats.  L’armée française prit le relais et poursuivit les rescapés. L’aventure était terminée.

    Le moment d’abandonner le poste arrivait. Robert et moi,  nous nous demandions ce qu’il allait advenir des familles de Dar-el-Beïda. Et les enfants, pourraient-ils retrouver une école ? Le jour de notre départ une grande partie des habitants s’était rassemblée. Ils étaient évidemment heureux de pouvoir retourner dans leurs maisons, si elles n’avaient pas été détruites. L’instant était chargé d’émotion. Des enfants pleuraient. Nous savions que nous ne les reverrions plus et nous étions bouleversés.

     Tension entre appelés et militaires de carrière

    C’est à Reyder que nous nous sommes retrouvés. Après la fusillade qui avait fait trois morts, la tension entre appelés et militaires de carrière  était loin de s’apaiser. Pendant que ceux-ci tambourinaient  les cinq coups d’Algérie française sur des assiettes en métal, nous resserrions les rangs : déplacements armés à l’intérieur même du poste (jusqu’à ce qu’on nous retire nos armes, sauf un FM),  garde de nuit devant notre dortoir, FM en batterie … Bien entendu je ne mangeais pas au mess et je dormais avec les appelés. Il fut décidé de constituer un dossier avec des témoignages et de le faire parvenir à Rocher Noir ( où venaient de s’installer les services de Délégué Général du Gouvernement ) pour défendre les deux camarades qui avaient été accusés.

    De retour à l’escadron, je constatais que le cessez-le-feu n’y était pas respecté. Des maquisards de l’ALN qui se rendaient dans leur famille étaient interceptés et conduits au PC pour être interrogés. Dans un escadron voisin, des appelés étaient tombés sur un groupe important de maquisards de l’ALN. Ils avaient pris contact sans incident. Quelques heures après, sur l’initiative d’un lieutenant qui s’était empressé de faire appel à des renforts, le groupe était encerclé et emmené prisonnier à Miliana.

    En mai 62 j’ai eu une permission pour la France. La section du parti communiste m’invita à faire une projection de diapositives et à participer à un débat sur l’Algérie. Quelques jours après,  des voisins qui habitaient un peu plus haut dans la rue eurent la surprise d’avoir leurs murs couverts de slogans : OAS vaincra… La ville venait de faire changer les numéros des maisons et ils avaient hérité du nôtre !

    Après un bref retour à l’escadron, je fus affecté à la Force Locale d’Affreville, chargée de lutter contre l’OAS. Je m’occupais de l’approvisionnement. Le capitaine et la quasi totalité des hommes étaient arabes. Il n’y avait que quelques appelés et quelques militaires de carrière français. Certains cherchaient à savoir lesquels avaient constitué un dossier sur la fusillade de Reyder. Un jour je trouvais un micro au-dessus du plafond de la pièce où nous avions l’habitude de nous retrouver entre appelés. Nous en parlâmes au capitaine avec qui nous avions de bonnes relations. Il nous assura qu’il avait lui-même porté le dossier à Rocher Noir. Finalement nos camarades furent acquittés par le tribunal militaire.

     Après le vote pour l’indépendance

    Alors que les Européens quittaient la ville, les Arabes se préparaient au grand jour du vote pour l’indépendance qui aura lieu le 1er juillet. Début juillet 62, les forces locales de toute la région rejoignaient l’ALN. Partout, c’était la fête : des milliers de drapeaux, des camions bondés qui circulaient en klaxonnant, des défilés de garçons et de fillettes en vert et blanc, les youyous des femmes…La joie, enfin !

    Ma dernière affection fut Fort Lamothe, sur la route Alger-Oran, en bordure de l’oued Chéliff.

    Le capitaine trouva à m’employer en utilisant le fait que j’arrivais de la Force Locale. Les militaires français étaient cantonnés dans leurs locaux. Les barrages étaient maintenant tenus par les forces de l’ALN, qui inquiétaient parfois les véhicules d’approvisionnement jusqu’à se saisir de denrées. Je fus chargé de l’approvisionnement. En ville, je retrouvais les anciens de la Force Locale d’Affreville qui, bien entendu,  ne me faisaient pas de difficulté pour franchir les barrages.

    Un jour je fus envoyé à Alger avec une ambulance qui transportait deux faux malades, en réalité des harkis qu’il fallait soustraire aux recherches de l’ALN. Je n’étais pas très fier de cette mission : ils avaient peut-être accompli de sales besognes… Mais par ailleurs la terrible épuration à laquelle se livraient la population et l’ALN (souvent le fait de résistants de la dernière heure) était effrayante. Nous voyions des corps mutilés, sans tête, flotter sur l’oued Chéliff. Même si je n’avais pas de sympathie pour les harkis,   je pensais que la France, en les abandonnant ainsi, était vraiment au-dessous de tout !

     Le retour

    Le 2 septembre 62,  je prenais le bateau pour Marseille. J’avais arraché mon galon de maréchal des logis et l’insigne du régiment. A mon arrivée à Poitiers, des gradés accueillaient les nouvelles recrues à la gare. Ils me regardèrent, perplexes, sans m’interpeller. A mon retour je n’eus guère le temps de me ressaisir : une classe d’une bonne quarantaine d’élèves (qui étaient loin d’être aussi heureux d’aller à l’école que les enfants de Dar-el-Beïda), la reprise d’activités périscolaires, les entraînements du club de gym…Je n’avais pas envie de parler de l’Algérie et de toute manière j’avais l’impression que cela n’aurait pas intéressé mon entourage, sauf sans doute quelques amis proches.

    Mon séjour en Algérie m’avait convaincu que le combat pour plus d’égalité, de justice, de démocratie était central. Je me suis donc engagé dans la vie politique : adhésion au parti communiste,  que je quitterai en 1985 pour participer à l’activité des Refondateurs, puis à des mouvements pour un rassemblement des forces de la gauche et de l’écologie. Les évolutions de ma vie professionnelle (instituteur, puis animateur sportif et socioculturel dans un grand ensemble HLM, puis conseiller d’éducation populaire) devaient me permettre d’allier travail et activités militantes sans les mélanger pour autant.

    Mais rien concernant  l’Algérie jusqu’en 1995 où j’ai adhéré à une association intitulée « Algérie urgence » qui venait de se créer à Poitiers. Le but en était d’informer sur la situation en Algérie, de soutenir les démocrates algériens, d’aider les réfugiés. L’une de nos actions fut d’organiser en France un module de formation pour des animateurs médiateurs recrutés par l’Association Algérienne pour la Protection et la Santé des Enfants qui s’inquiétait du désarroi et de la vulnérabilité des jeunes algériens. A la même époque,  j’ai été «  parrain républicain » d’un réfugié algérien sans papiers. Lui obtenir un permis de séjour fut une longue bataille. Il avait été militaire dans son pays et il me racontait les exactions et les coups tordus qui avaient cours là-bas, comme si l’esprit et les pratiques de la guerre passée avaient imprégné les esprits. Nos discussions me ramenaient aux enfants de Dar-el-Beïda : qu’étaient-ils devenus dans cette région où des groupes islamiques avaient été particulièrement actifs ?

     Ma position actuelle

    A plusieurs reprises j’ai été sollicité par des amis pour adhérer à une association d’anciens combattants d’Algérie. Mais d’une part je refusais absolument l’appellation d’ancien combattant, d’autre part des détails m’exaspéraient : cette sorte de distinction que confère pour certains le fait d’avoir crapahuté dans les djebels ; ces cérémonies avec drapeaux et décorations comme si la fin de la guerre d’Algérie et celle de 39-45 pouvaient être commémorées de la même façon ; cette formulation de «  morts pour la France » à l’égard de nos camarades qui ont laissé leur vie là-bas … Il faut bien entendu se souvenir d’eux et  respecter leur mémoire,  mais sont-ils morts pour la France ou à cause des dirigeants de la France d’alors ? Je ne voulais ni de la carte d’ancien combattant ni de la pension.

    Mais un matin je suis tombé dans le journal local sur un article d’André Geay, le correspondant régional de l’Association des Anciens Appelés en Algérie contre la Guerre. Cela changeait tout. Quelques jours après,  je déposai un dossier pour obtenir la pension à reverser. Dans différentes organisations militantes et à la municipalité de Poitiers entre 1995 à 2001 (étant chargé des questions de citoyenneté et de vie des quartiers),  j’ai  rencontré d’anciens harkis et des personnes d’origine pieds- noire qui se battaient pour les droits de la personne et les droits sociaux.  Je me suis débarrassé de mes à priori les concernant.

    Les évènements tragiques qui se sont produits en Algérie après l’indépendance ont bien entendu fourni des arguments aux nostalgiques de l’Algérie française,  mais l’indépendance n’en était pas moins humainement et historiquement juste. La guerre aurait été évitée et les Européens n’auraient sans doute pas dû partir, si la France ne s’était pas obstinée si longtemps à refuser l’égalité des droits,  et si l’OAS n’avait pas exalté une telle haine en 61-62. Les appelés qui étaient contre la guerre et des militaires comme le général de la Bollardière  qui a dénoncé l’usage de la torture ne trahissaient pas leur patrie. C’est leur patrie qui trahissait des valeurs universelles. Ils ont évité que la rupture ne devienne totale entre les deux peuples.

    Pour ma part, le séjour au poste de Dar-el-Beïda m’a profondément marqué et a probablement influencé  mes choix dans mon parcours professionnel et militant. Les relations que Robert et moi avions avec les habitants du village de regroupement m’ont prouvé qu’ils n’avaient pas de sentiment raciste à l’égard des Français et qu’ils faisaient la différence entre les militaires qui se livraient à la répression et ceux qui n’approuvaient pas cette guerre. Je pense toujours à eux avec émotion.

     Mes souhaits

    Plus de cinquante ans après la déclaration d’indépendance, la coopération entre les peuples algérien et français passe encore par une connaissance et une reconnaissance de la vérité sur ce qu’on appelait «  les évènements d’Algérie ». Concernant la France, je pense qu’elle doit aller plus loin dans la reconnaissance de son passé colonial et de l’usage de la torture pendant la guerre. Quant à l’Algérie, il lui faudrait sans doute reconnaître les exactions du FLN et les crimes fratricides entre nationalistes.

    En Algérie comme dans beaucoup d’autres pays, le pouvoir en place n’admet pas que l’action sociale et culturelle ait des effets politiques. Il n’est pas question de nous immiscer dans la politique intérieure de l’Algérie ni de présenter des modèles de développement préfabriqués par la culture occidentale,  mais pouvons-nous rester neutres dans nos échanges ?

    Je pense que l’aide des associations à des projets de développement devrait être orientée prioritairement vers la formation, l’économie solidaire, le commerce équitable, l’agriculture biologique … les échanges qui donnent à réfléchir. La présence de partenaires locaux très impliqués dans la conception puis la réalisation des projets est par ailleurs indispensable. Je crois enfin que nous devons soutenir les démocrates algériens et les associations qui, par exemple, militent pour une évolution effective du statut des femmes. Concernant l’association 4acg, je suis tout à fait d’accord avec les critères de choix retenus.

     

                                                                                                                Bernard  BOURDET

     

    Les débuts, la guerre d’Algérie

    Algérie : instituteur dans un village

    de regroupement

    Algérie : l’indépendance

     

    Les deux livres auxquels a participé Bernard (toujours à la vente) :

    algerie-fotos

    algerie54

     Contre la guerre d’Algérie

     Algérie : qu’en gardes-tu ?

     

     

     

    « Tortures en Algérie : «Je remercie E. Macron d'avoir fait un pas qu'il en fasse d'autres»Victor Hugo : les barbares »

  • Commentaires

    1
    Vendredi 26 Octobre 2018 à 19:11

    Merci Monsieur BOURDET pour le beau témoignage que vous avez fait. Vous faites honneur à la France, la justice, l'humanité...

    Cordialement.

    Tahar LOUNES.

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