• Les réactions de Benjamin Stora, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault concernant la reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans la disparition de Maurice Audin.

     

    « Cette déclaration laissera une trace ineffaçable »

    Tribune de Benjamin Stora

    Benjamin Stora

    Le président de la République, Emmanuel Macron, vient de déclarer que le mathématicien Maurice Audin, militant communiste en Algérie qui avait disparu en juin 1957, a été enlevé, séquestré, torturé, puis exécuté. Il a expliqué que cet acte avait été rendu possible par l’existence d’un système légalement institué : « Le système arrestation-détention, mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette période. »

    La reconnaissance de l’enlèvement et de l’assassinat de Maurice Audin par le plus haut responsable de l’Etat a été le combat, toute une vie durant, du grand historien Pierre Vidal-Naquet. Je pense à lui dans ce moment si particulier, ainsi qu’à la femme de Maurice Audin, Josette, à ses enfants ; aux animateurs du Comité Audin, comme Gérard Tronel ou François Nadiras. Et aussi aux milliers de militants, communistes, démocrates, socialistes ; aux journaux et aux revues qui n’ont cessé d’interroger les autorités politiques et de faire reconnaître cette disparition (Le Monde, L’Humanité, L’Obs, Esprit, Les Temps modernes). L’affaire Audin a été le marqueur essentiel de toute une génération entrée en politique pendant la guerre d’Algérie.

    Aller vers plus de vérités 

    Arrivons-nous, enfin, à sortir de l’amnésie, à propos de cette guerre longtemps jamais nommée ? Dans mon livre La Gangrène et l’oubli, publié en 1991 (La Découverte), j’avais tenté de montrer comment ce conflit ne se finissait pas, dans les têtes et dans les cœurs, parce que, de part et d’autre de la Méditerranée, il n’avait pas été suffisamment nommé, montré, assumé dans et par une mémoire collective. Et en quoi la reconnaissance des crimes et pratiques commis pendant la guerre d’Algérie était une condition essentielle pour aller vers une mémoire plus apaisée.

    On sait que vivre dans le déni d’une tragédie expose toujours à des retours de mémoires dangereuses, cruelles. Et il s’est tissé autour du divorce franco-algérien, le plus tragique de l’époque de la décolonisation, des refoulements, des volontés d’oubli, causes d’innombrables malentendus qui persistent encore. Il faut donc aller vers plus de vérités. Des pas ont été accomplis, comme le vote à l’Assemblée nationale en 1999, de la reconnaissance d’une « guerre » qui avait eu lieu en Algérie. Ou la reconnaissance, en 2005, sous la présidence de Jacques Chirac, des massacres commis à Sétif et Guelma en 1945. Aussi le discours prononcé par François Hollande en décembre 2012 sur la « férocité » du système colonial.

    Cette déclaration d’Emmanuel Macron s’inscrit, à mon avis, dans la grande tradition des décisions de reconnaissance historique (comme, dans un autre registre et une autre proportion, le discours de Jacques Chirac sur le Vel’ d’Hiv). Elle va plus loin que les prises de position des précédents chefs d’Etat, et marque un seuil sur lequel il sera bien difficile de revenir. Car la déclaration d’aujourd’hui sur l’affaire Audin nous parle d’un système établi à la faveur des « pouvoirs spéciaux », qui a limité la liberté d’expression, entravé les droits individuels, légitimé des centres de rétention administrative, mis en place des « zones interdites » où l’on pouvait tirer sans sommation sur un civil aperçu… Ce vote de mars 1956 par les députés de la gauche de l’époque a envoyé tous les jeunes du contingent en Algérie.

    Sortir de l’effacement 

    Cette prise de position du président de la République nous renvoie aussi à la question des disparus de la guerre d’Algérie. Le corps de Maurice Audin n’a jamais été retrouvé. Comme ceux de milliers d’Algériens pendant la bataille d’Alger, ou d’Européens à Oran dans l’été 1962. Comment faire son deuil de cette guerre si l’on n’évoque pas le sort des personnes qui n’ont été jamais enterrées ? Et qui continuent d’errer, comme des fantômes, dans les consciences collectives, française et algérienne ? Sortir de l’effacement, de la disparition permet de s’approcher de la réalité, de la réconciliation possible.

    Bien sûr, cette déclaration fera pousser des cris, dans la droite extrême, de ceux qui diront qu’il s’agit là de « repentance », et qu’il ne faut surtout pas évoquer la face d’ombre du passé français. Pendant un temps, cette polémique occupera les écrans et les esprits. Mais pour l’immense masse de ceux qui ont vécu le temps de la colonisation, elle laissera une trace ineffaçable. Et elle encouragera ceux qui se battent aujourd’hui en Algérie pour aller vers la compréhension de leur propre passé, avec la reconnaissance des aspects tragiques de la guerre d’indépendance.

    Dans la gauche radicale, il sera question de « posture politicienne », sans voir que cette déclaration participe du travail qui aide à sortir de ce dilemme entre trop-plein et absence de mémoire (souvent falsifiée). Cette déclaration du président de la République n’est pas un verdict définitif à propos de la guerre d’Algérie. Elle dit des faits, déjà établis depuis longtemps par les historiens ; maintient ouverte la porte des controverses citoyennes pour sortir de la rumination du passé et des blessures mémorielles ; encourage les acteurs et témoins à parler de leurs souffrances (en particulier les anciens appelés d’Algérie). Ce faisant, elle recrée les outils d’un travail de mémoire jamais clos, en soulignant aussi la nécessaire ouverture, des deux côtés de la Méditerranée, des archives de la guerre d’Algérie.

    Benjamin Stora est historien, spécialiste de la guerre d’Algérie, président du Musée national de l’histoire de l’immigration. Pour l’organisation de cet événement, il a été sollicité, comme d’autres historiens, par les services de l’Elysée.


    « Il ne sera plus possible de nier le caractère

    systématique de la torture en Algérie »

    Interview de Raphaëlle Branche

    Les réactions de Benjamin Stora, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault concernant la reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans la disparition de Maurice Audin.

    Raphaëlle Branche

    Emmanuel Macron a décidé de reconnaître « au nom de la République française », jeudi 13 septembre, la responsabilité de l’Etat dans la mort de Maurice Audin, jeune mathématicien militant de l’indépendance de l’Algérie, arrêté le 11 juin 1957 à Alger, torturé par l’armée française et disparu sans laisser de traces. Au-delà d’un cas individuel, il s’agit de la reconnaissance que la torture fut un élément indispensable du dispositif répressif mis en place en Algérie, rappelle l’historienne Raphaëlle Branche, spécialiste de l’étude des violences en situation coloniale, et plus particulièrement de la guerre d’Algérie.

    En quoi cette reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans l’assassinat de Maurice Audin est-elle un événement ? 

    Pour la première fois, la République assume que, pendant la guerre d’Algérie, des militaires français, qui accomplissaient leur devoir, ont pu se rendre coupables de ce qu’il faut bien appeler des crimes de guerre. Cette reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la torture, la mort puis la disparition du corps d’un homme désarmé, arrêté parce qu’il était soupçonné d’appartenir à un mouvement clandestin opposé au maintien de l’Algérie française, marque un changement radical dans la position officielle de la France.

    Cette reconnaissance est d’autant plus inédite qu’elle porte sur un cas individuel… 

    Le cas de Maurice Audin a été, dès la guerre, porté par les militants engagés dans la dénonciation des violations du droit dont se rendaient coupables les forces de l’ordre. Grâce au comité qui s’est formé autour de son nom et au travail inlassable de Pierre Vidal-Naquet qui écrivit alors son premier grand livre contre le mensonge et la négation de la vérité [L’Affaire Audin, éditions de Minuit, 1958], Maurice Audin n’est pas qu’un cas individuel.
    Bien sûr, il y a une histoire individuelle, et je pense avec beaucoup d’émotion à Pierre Vidal-Naquet ou à Laurent Schwartz, à d’autres encore, qui ne pourront pas voir l’aboutissement ici de leur travail pour que la vérité historique soit enfin assumée politiquement. Car l’enjeu dépasse très largement le cas individuel, comme l’affirme la déclaration du président de la République.

    Doit-on entendre une reconnaissance officielle de l’usage de la torture par une partie de l’armée française ? 

    En se démarquant des propos de ses prédécesseurs qui n’avaient reconnu que des actes minoritaires et déviants, Emmanuel Macron reconnaît que la torture fut un élément indispensable du dispositif répressif que l’armée française mit en place dès le début de la guerre. Il ne sera plus possible désormais de nier son caractère systématique : elle appartenait à l’arsenal disponible pour les militaires chargés de mener une guerre aux formes inédites, dans une population qu’ils connaissaient mal.
    Le président de la République prend acte de ce que la recherche historique a établi depuis longtemps maintenant : qu’en dépit de son caractère illégal, la torture a été massivement pratiquée en Algérie et qu’elle a même été le cœur du système répressif imaginé pour gagner la guerre. Au-delà des personnes arrêtées et soumises à ces violences, la cible essentielle de la torture était la population civile.
    C’est sur elle que reposait in fine la victoire puisque, pour la France, il ne s’agissait pas de se battre pour conquérir une terre, mais pour maintenir une Algérie française avec les Algériens. Au sein des actions qui furent déployées en leur direction, il y eut, d’une part, celles qui visaient à réformer l’Algérie française (plus d’investissements en direction des Algériens) et, d’autre part, celles qui visaient à désolidariser les Algériens des partisans de l’indépendance, parmi lesquelles la torture.
    Emmanuel Macron aurait pu s’en tenir au cas de Maurice Audin, militant communiste, universitaire, citoyen de plein droit. Il aurait pu passer sous silence que, si cet homme pouvait être le symbole des victimes de la torture pendant la guerre d’Algérie, dont toutes ces caractéristiques le distinguaient, c’est parce que cette violence avait été ordonnée et accomplie dans le cadre d’une lutte beaucoup plus large, à laquelle toutes les victimes appartenaient.
    Cette lutte s’embarrassait peu de distinguer les suspects des coupables ou les arrestations des exécutions extrajudiciaires. En reconnaissant la vérité sur la mort de Maurice Audin, il reconnaît la vérité sur le système répressif mis en place à l’époque et continué sous la Ve République, notre République.

    De fait, considérez-vous que cette reconnaissance est aussi importante que celle, de Jacques Chirac en juillet 1995, portant sur la responsabilité de l’Etat dans la déportation et l’extermination des juifs lors de la seconde guerre mondiale ? 

    Comme la déclaration de juillet 1995, il y aura un avant et un après la déclaration de septembre 2018. Plus de cinquante-cinq ans après la fin de la guerre, l’Etat français reconnaît qu’il a été responsable du fait que des hommes aient pu bafouer non seulement les droits de l’homme, mais l’ensemble des règlements et codes auxquels la France prétendait se tenir.
    Il reconnaît que c’est sur ordre que ces crimes ont été commis. Non seulement sur ordres individuels, mais ultimement sur ordres politiques, car toutes ces violences illégales furent couvertes, camouflées voire légalisées. A la fin de la guerre, une amnistie assura à tous les membres des forces de l’ordre un oubli définitif de leurs actions. Par cet acte, le président Macron ne revient bien sûr pas sur l’amnistie, mais il revient sur ce qui pouvait, à l’époque, avoir paru la justifier : la nécessité d’oublier. Bien au contraire, il affirme la nécessité de reconnaître et dès lors de savoir et d’affronter la vérité.

    Est-ce que cela va dans le sens d’un apaisement dans la guerre de mémoire qui se joue entre la France et l’Algérie ? 

    Je ne crois pas qu’il existe une guerre de mémoire entre deux pays. En revanche, il y avait un mensonge, et ce mensonge-là a disparu. Les Algériens n’ignorent rien de la réalité du caractère massif de la torture pendant la guerre d’indépendance, des exécutions sommaires, des tortures et des autres violences illégales accomplies par les forces de l’ordre françaises.
    Cette déclaration ne leur apprendra rien. En revanche, elle leur dira qu’en France aussi les discours officiels sur le passé peuvent changer. Cette reconnaissance était attendue par beaucoup. Elle n’est pas dans l’excès : elle dit ce qui a été ; elle est au plus près de ce que la recherche scientifique a établi pour l’heure. Le partage d’une exigence de vérité est ce que je souhaite, pour ma part, entre les deux pays.

    Quel sens politique donnez-vous à cette déclaration ? 

    En reconnaissant que des crimes ont été accomplis par des militaires français pendant la guerre, Emmanuel Macron ne peut oublier l’histoire coloniale plus que centenaire. Il y a là un engagement présidentiel face à ce passé qui semble s’inscrire dans une certaine continuité, motivée sans doute aussi par le désir de renforcer les liens entre la France et l’Algérie. Le président ne peut oublier non plus l’armée française.
    Dans les « OPEX » [opérations militaires extérieures], la distinction entre civils et ennemis armés n’est pas aisée. On a pu être tenté de s’inspirer des méthodes utilisées pendant la guerre d’Algérie. Par cette déclaration qui assume certaines des taches les plus sombres de l’histoire récente de l’armée française, le président veut sans doute indiquer aussi que l’armée dont il parle n’a plus rien à voir avec les militaires français d’aujourd’hui. Pas plus qu’il ne se reconnaît, j’imagine, dans les hommes politiques qui ont, à l’époque, recommandé ou accepté de gagner la guerre par tous les moyens.

    Raphaëlle Branche est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Rouen. Elle est notamment l’auteure de La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 (Gallimard, 2001).


    « La reconnaissance des responsabilités

     de l’Etat, enfin ! »

    Par Sylvie Thénault

    Les réactions de Benjamin Stora, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault concernant la reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans la disparition de Maurice Audin.

    Sylvie Thénault

    Enfin, une reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans la disparition de Maurice Audin. Après soixante et un ans d’un combat âprement, inlassablement mené par Josette Audin, un combat qui force l’admiration, pour savoir ce qui est arrivé à son mari après son arrestation, en juin 1957, par des militaires français, à leur domicile, à Alger. Aussi cette reconnaissance, après si longtemps, c’est une libération – et d’abord pour Josette Audin et ses enfants.

    Non pas qu’ils soient libérés de la question de savoir dans quelles circonstances leur mari et père est mort, entre les mains des militaires qui le détenaient, l’interrogeaient, le torturaient ; peut-être même a-t-il été exécuté par un commando venu l’assassiner. Si la question les taraudait, elle continuera tant que l’enquête commencée pendant la guerre elle-même n’aura pas abouti.

    Que la vérité reste à établir n’empêche pas l’essentiel : Maurice Audin est mort du fait de militaires agissant dans un cadre d’exception qui, en tant que dispositif légal, implique les autorités politiques. Aussi, de l’armée à Alger, la chaîne des responsabilités remonte à Paris. La généralisation est logique, obligatoire.

    Douloureux retours sur soi 

    « Enfin ! » aurait certainement dit Pierre Vidal-Naquet, à qui il faut rendre hommage en tant que pilier du Comité Maurice Audin qui, en France métropolitaine, a pris le relais du combat de Josette Audin dès 1957. Ici, la reconnaissance libère la société française du conflit qui l’a animée, en interne. Elle y met un terme non par un consensus impossible à construire – les positions entre partisans de l’indépendance et de l’Algérie française ont été irréductibles.

    Mais avec la distance que permettent les décennies qui se sont écoulées depuis, la reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans la disparition de Maurice Audin fait un choix au nom des valeurs qui sont celles de la nation française depuis la Révolution et qui figurent en tête de la Constitution, au frontispice des bâtiments officiels. La reconnaissance se place au-dessus de la mêlée.

    En l’absence de poursuite pénale, il resterait à chacun des responsables individuels de procéder à son examen de conscience

    Autre conséquence et non des moindres de cette généralisation possible à partir du cas de Maurice Audin : la reconnaissance des responsabilités de l’Etat pose la question, en regard, des responsabilités individuelles dans ces tortures et disparitions. Il est sûr qu’une élucidation des circonstances de la mort de Maurice Audin permettrait de nommer un ou des individus coupables de l’avoir tué d’une manière ou d’une autre. En l’absence de poursuite pénale – l’amnistie de 1962 les en protège – il resterait à chacun d’entre eux de procéder à son examen de conscience.

    Il n’en demeure pas moins que prendre la mesure d’un système de répression et lui faire endosser les responsabilités qui lui incombent revient à soulager ceux qui, aujourd’hui, s’interrogent : pourquoi y avoir participé ? pourquoi ne pas avoir désobéi ? Tout peut être invoqué : la jeunesse, l’ignorance, la faiblesse de caractère, la pression du groupe, la folie passagère après la mort d’un copain, le défoulement facilité par l’alcool, l’obéissance à laquelle contraignent la hiérarchie, la discipline, la peur des sanctions…

    En dépit d’une historiographie riche sur le sujet, les mécanismes de l’opposition radicale à l’autorité restent énigmatiques et de fait, dans toute guerre, ceux qui s’insurgent au nom de leurs idéaux ou de la morale, ne constituent toujours qu’une très étroite minorité. Alors si une reconnaissance peut entraîner des retours sur soi toujours douloureux – car elle est l’occasion de se replonger dans un passé qu’on a pu préférer taire et enfouir –, elle peut aussi aider ceux que cette histoire hante encore à mieux l’affronter.

    Effets de pourrissement 

    Tardive, cette reconnaissance l’est certainement, mais celui qui aujourd’hui la prononce n’en porte pas la faute. Unilatérale aussi, pourra-t-on regretter, mais après tout, chaque société, chaque nation a le droit – le devoir ? – de faire son propre inventaire historique. La guerre d’indépendance algérienne et son cortège de violences sont partie intégrante de l’histoire de France. Elle est la guerre de décolonisation qui a le plus massivement bouleversé la société française, concernée en profondeur par l’envoi du contingent.

    Aux anciens combattants s’ajoutent les Français d’Algérie, les harkis, les immigrés venus d’Algérie et, pour tous, leurs descendants. Aussi cette guerre recèle des enjeux internes à la société française qui, à force d’être niés ou négligés, produisent des effets de pourrissement. Elle est exploitable à l’extrême droite, qui campe encore sur la nostalgie de la colonisation. Aussi ce passé colonial a sans nul doute contribué à configurer ce qu’est aujourd’hui encore le racisme anti-maghrébin.

    « La dilution des responsabilités ne les fait pas pour autant disparaître, écrivait Pierre Vidal-Naquet, non pour obtenir le “châtiment des coupables” mais pour pouvoir regarder la vérité en face, et peut-être, en effet, “liquider” le passé. » Avec la reconnaissance, enfin, l’apaisement ?

    (1) Directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la guerre d’indépendance algérienne et de la colonisation, Sylvie Thénault a travaillé plus particulièrement sur les législations d’exception. Elle a notamment publié, dans la revue « Histoire@Politique » (n° 31, janvier-avril 2017), « La disparition de Maurice Audin. Les historiens à l’épreuve d’une enquête impossible (1957- 2014) ».

    SOURCE : http://espaceguerredalgerie.com/ 

     

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  • Commentaires

    2
    Samedi 15 Septembre 2018 à 11:46

    GUERRE D'ALGÉRIE. Entretien.

    ROLAND LEROY : " L'ERREUR

     DES POUVOIRS SPÉCIAUX "

    Cet article date du vendredi, 8 Juin, 2001

    Jeune député de Seine-Maritime en 1956, l'ancien directeur de l'Humanité revient sur un vote auquel il a lui-même participé.

    " Nous étions conscients que le Parti socialiste était en train d'amorcer une politique d'alliance avec la droite, mais nous pensions que notre vote freinerait considérablement ce processus : dans la réalité, cela n'a pas été le cas, nous nous sommes trompés ", souligne-t-il.

    Dans le débat ouvert sur l'histoire de la guerre d'Algérie, la décision du Parti communiste français de voter, en mars 1956, les " pouvoirs spéciaux " demandés par le gouvernement Guy Mollet pour mettre fin au conflit, ne laisse pas de susciter des interrogations, des critiques, voire des polémiques - et pas toutes forcément animées du souci de " vérité " - sur ce que fut réellement l'histoire de ce parti, à ce moment-là, et tout au long de " l'aventure coloniale". Acteur et témoin de cette époque, puisqu'élu député de Seine-Maritime le 2 janvier 1956, Roland Leroy, qui fut membre du Bureau politique du PCF de 1961 à 1994, et directeur de l'Humanité de 1974 à 1994, a bien voulu répondre à nos questions...

    Quel souvenir gardez-vous de votre première élection à la Chambre des députés ?

    Roland Leroy. J'ai été élu jeune député en janvier 1956, alors que le Parti communiste avait fortement progressé en pourcentage et gagné de nombreux sièges, porté par sa position contre la guerre en Algérie (1). Ce scrutin avait été marqué aussi par le succès du " Front républicain ", composé du Parti socialiste, d'une grande partie du Parti radical - avec Mendès-France -, et de " républicains sociaux ", c'est-à-dire de gaullistes, parmi lesquels Chaban-Delmas. En décembre 1955, moins d'un mois avant les élections, Guy Mollet, d'une part, Pierre Mendès-France, d'autre part, avaient fait des discours contre la guerre d'Algérie, prononçant des mots durs contre ce qu'ils appelaient, d'ailleurs, " la guerre " ; et beaucoup de ceux qui avaient voté pour le " Front républicain " l'avaient fait pour signifier leur volonté qu'il soit mis fin à celle-ci. C'est dans cette situation que nous avons voté en faveur de la composition du gouvernement Guy Mollet, malgré le fait (et en le regrettant) que ni Mollet, ni Mendès-France n'aient voulu d'une alliance, d'une entente déclarée avec les communistes.

    Quelques semaines auparavant, vous aviez été en pointe dans le mouvement contre le rappel de réservistes pour " l'Afrique du Nord ". Comment avez-vous vécu l'enchaînement, dans un si court laps de temps, de tous ces événements ?

    Roland Leroy. J'étais à la direction d'une fédération communiste - la Seine-Maritime - où il n'est pas exagéré de dire que la lutte contre les guerres coloniales était profondément ancrée dans la tradition ouvrière, populaire - les cheminots, les dockers, les marins... - avec des mouvements de grande ampleur contre la guerre d'Indochine, comme le refus de charger des armes à destination du Vietnam, par exemple. Nous menions un travail politique important qui avait abouti à des alliances larges contre la guerre, particulièrement avec les milieux chrétiens, avec aussi un Mouvement de la paix très influent, dont l'un des coprésidents était le pasteur de la plus importante communauté protestante de Rouen, et dont étaient membres plusieurs prêtres ainsi que des organisations de la jeunesse catholique. En octobre 1955, le gouvernement d'Edgar Faure procéda au rappel des réservistes pour les envoyer en Afrique du Nord, officiellement au Maroc. Il faut savoir que les " rappelés " étaient cantonnés dans des casernes proches de leur domicile, et que nous avions une activité politique importante parmi eux. C'est ainsi que s'est constituée, informellement, avec des militants chrétiens, une sorte de comité, dans la caserne Richepanse où était stationné le 406e Régiment d'Infanterie. Au moment où 600 " rappelés " ont été rassemblés - c'était, je crois, le 6 octobre - et alors que le colonel allait donner l'ordre de monter dans les camions, un sous-officier, le sergent Jean Meaux, un cheminot de Sotteville, est sorti du rang et a signifié - comme cela était convenu - que les " rappelés " refusaient de partir. Les officiers étaient désemparés et ils avaient du mal à entrer en relation avec leur hiérarchie qui, elle-même, était prise de court. Immédiatement, nous en avons appelé au soutien de la population, et de puissantes manifestations ont eu lieu autour de la caserne, avec, pendant deux jours, des combats assez vifs contre les forces de police. J'ai pris la parole à plusieurs reprises, m'adressant à la fois aux " rappelés " et aux travailleurs, et formulant publiquement des propositions d'actions communes à la fédération du Parti socialiste - dont le secrétaire était alors Pierre Bérégovoy - pour le soutien aux rappelés, contre la répression, etc. Ces propositions sont restées sans réponse, de même qu'ont été rejetées, quelques semaines plus tard, celles d'" apparentement " avec la SFIO, de façon à retourner contre ses auteurs la loi de 1951 (2). C'est dans ces conditions, dans cet état d'esprit, que 4 députés communistes ont été élus en Seine-Maritime le 2 janvier 1956, et qu'un communiste est devenu dans cette même période maire du Havre à la faveur d'une élection partielle (3).

    Le vote des pouvoirs spéciaux, en mars 1956, n'a-t-il pas, en une certaine façon, sinon contredit, du moins édulcoré " l'état d'esprit " que vous venez d'évoquer ?

    Roland Leroy. Ma première intervention de parlementaire - le 1er ou le 2 mars -, quelques jours donc avant le vote des pouvoirs spéciaux, consistait en une question orale au gouvernement. J'interpellai le ministre de la Défense, Bourgès-Maunoury, pour lui demander la levée des sanctions contre les " rappelés ", et notamment la libération de Jean Meaux, suite aux manifestations de Rouen. Pendant mon intervention, Bourgès-Maunoury a quitté son banc en signe de protestation. Ce fut le premier incident sérieux avec le gouvernement Guy Mollet. Je note, pour l'anecdote, qu'au même moment, un député poujadiste criait : " À Moscou ! " C'était Le Pen. C'est dans ce contexte qu'est intervenu le vote des pouvoirs spéciaux, peu de temps après le voyage de Mollet à Alger - un voyage demeuré célèbre dans la mesure où Catroux, qui venait d'être nommé ministre-résident en Algérie, présenta sa démission dès que fut connue à Paris la nouvelle de la manifestation pro-" Algérie française " hostile à Mollet, et où l'on avait pu entendre des mots d'ordre du genre : " À mort Catroux ! " Immédiatement, depuis Alger, Guy Mollet avait nommé Robert Lacoste ministre-résident. C'est dire la complexité de ce moment. L'espoir que le gouvernement fasse la paix en Algérie était encore puissant chez les électeurs qui avaient assuré le succès du " Front républicain " et le progrès très net du Parti communiste, et il ne s'était pas encore transformé en désillusion. Nous étions conscients que Guy Mollet avait capitulé à partir du 6 février à Alger, nous étions conscients du risque de voir se refaire une entente autour d'une politique de " centre-droit " favorable au maintien de l'Algérie dans son statut de colonie...

    Mais vous avez tout de même voté ce texte...

    Roland Leroy. Je n'ai pas participé aux débats du Comité central - j'en avais été retiré en 1954 et je n'y ai été réélu qu'en juillet 1956 - mais j'ai participé à la discussion du groupe parlementaire. Celle-ci a été animée. Tout le monde - je le répète - était conscient du risque de voir la guerre se prolonger et le gouvernement Mollet pratiquer une autre politique que celle sur laquelle il avait été constitué. La décision - je me souviens de l'intervention de Maurice Thorez - a été prise avant tout à partir de l'idée qu'il fallait laisser intactes les possibilités de rassemblement et d'action du mouvement populaire, pour prolonger la volonté exprimée lors des élections et exiger la négociation et la paix en Algérie. C'est cette considération qui a l'emporté (4). Depuis lors, à ma connaissance, il n'y a pas eu de révision officielle de cette position par le Parti communiste - la seule position prise étant celle d'Étienne Fajon, qui a écrit plus tard dans un livre qu'il jugeait, " personnellement, que la décision de voter les pouvoirs spéciaux était très contestable ". Il ajoutait : " Les conditions nécessaires pour qu'elle puisse faire grandir le mouvement populaire en faveur du droit du peuple algérien à l'autodétermination n'existaient pas encore ". Je crois, en effet, qu'il y a eu une erreur d'appréciation. Nous avions pensé que ce vote favoriserait le développement du mouvement populaire alors qu'il a contribué, au contraire, à le désarmer, puisqu'il a contribué à une réelle désillusion. Nous étions conscients que le Parti socialiste était en train d'amorcer une politique d'alliance avec la droite, mais nous pensions que notre vote freinerait considérablement ce processus ; dans la réalité, cela n'a pas été le cas, nous nous sommes trompés.

    S'est-il agi seulement d'une erreur d'appréciation, d'une faute " tactique " ?

    Roland Leroy. Ce vote touche, en effet, à quelque chose de plus profond, qui a à voir avec la stratégie politique du Parti communiste. Il y a quelque temps, j'ai retrouvé mes " cahiers " de " l'école de quatre mois " du Parti, que j'ai suivie en 1950. Et j'ai relu le cours concernant la " politique coloniale ". Trois grands " principes " la fondaient : le respect de l'idée de Marx selon laquelle un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre ; le droit pour les peuples colonisés, ou dominés nationalement, à la libre disposition ; enfin, l'idée que " le droit au divorce n'est pas l'obligation de divorcer ", et donc que l'appréciation quant à la prise de position sur l'indépendance, sur la séparation du pays colonisé du pays colonisateur, devait tenir compte, essentiellement, de la situation mondiale. En d'autres termes, est-ce qu'une séparation fait avancer les idées de progrès ou est-ce qu'elle les fait reculer ? Comme, à l'époque, nous avions la conception d'un monde divisé en deux camps antagonistes, dont l'un, le camp du socialisme, avec l'URSS à sa tête, était le camp de la paix, on mesure que l'appréciation du mouvement anticolonial était située dans cette stratégie d'ensemble. Or, à cette même époque, notre stratégie politique consistait en la recherche d'une alliance politique avec le Parti socialiste, et non pas en la recherche d'un mouvement populaire capable de faire changer les choses. Au fond, la tactique électorale, politique et parlementaire était élevée au rang de stratégie. C'était déjà l'idée du " programme commun ", puisque, pour les élections de 1956, nous avions fait la proposition d'un " programme démocratique " au Parti socialiste. Cela nous a amenés d'ailleurs à sous-estimer l'importance de forces qui se faisaient jour ou qui s'exprimaient sans se reconnaître forcément dans des partis organisés. Et l'on peut rapprocher cette réalité de ce qui s'est passé douze ans plus tard quand nous n'avons pas compris totalement la portée et la signification du mouvement de 1968. Il n'en reste pas moins qu'à ce moment-là, nous prenions position pour le droit à l'indépendance du peuple algérien et que Jacques Duclos, qui fut le porte-parole du groupe communiste dans ce débat, soulignait le caractère que nous qualifions d'"ambigu" des pouvoirs demandés. Il ajoutait alors : " Nous considérons que ce qui compte avant tout, c'est le développement de l'unité d'action ouvrière et populaire, et nous sommes convaincus qu'elle parviendra rapidement à imposer le cessez-le-feu et l'ouverture de négociations sans lesquelles le problème algérien ne pourra pas être réglé. Notre vote exprime notre volonté très nette de faire obstacle à toutes les manouvres de la réaction en développant l'unité d'action de la classe ouvrière et des masses populaires ". Voilà où résidait notre intention. Et notre erreur. Nous considérions la guerre d'Algérie comme importante, mais nous pensions aussi que la solution à la guerre d'Algérie ne pouvait venir que d'une " union de la gauche ", en croyant - à tort - que notre vote la favoriserait.

    Le troisième " principe " que vous avez évoqué - " Le droit au divorce n'est pas l'obligation de divorcer " - ne contient-il pas l'idée qu'aurait été possible, si j'ose dire, une sorte de " démocratisation " de l'empire colonial ?

    Roland Leroy. C'est ce " principe ", en tout cas, qui est à la base de la prise de position de Maurice Thorez en 1939 parlant de l'Algérie comme d'une " nation en formation ", comme plus tard il a été à la base de notre soutien à la conception de " l'Union française ". La lutte anticoloniale du Parti communiste a de profondes racines - de la guerre du Maroc, en 1925, à la dénonciation de la propagande colonialiste au moment de l'Exposition universelle de 1931 - mais il y a eu aussi les événements de Sétif. Dans mes " cahiers " de l'école de " quatre mois ", j'ai retrouvé, à ce propos, les notes prises lors d'un " cours " de Léon Feix : " À l'égard des soldats français dans les colonies. 1945. Constantinois. Les FTP ont participé à l'assassinat de 50 000 Algériens. Il y avait des communistes. Il ne faut pas que cette honte se renouvelle ". Il faut se rappeler qu'il y avait eu un peu avant, lors du congrès de Gennevilliers, en 1950, une autocritique de la politique coloniale du Parti communiste et qu'à partir de là, avait été affirmé la nécessité de laisser les communistes des pays colonisés se déterminer eux-mêmes, en s'appuyant sur l'expérience de Hô Chi-minh. C'est ainsi que les fédérations du Parti communiste de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion, ont été dissoutes, et sont devenues les Partis communistes de la Réunion, de la Guadeloupe, de la Martinique, comme il existait déjà des Partis communistes algérien, tunisien, marocain... Cela étant dit, dans la mesure où nous estimions qu'il y avait une chance d'orienter autrement la politique française, nous pouvions être amenés à penser que le peuple algérien avait intérêt à ne pas se séparer définitivement de la France. À cet égard, je pense au dessin de Mittelberg, paru dans l'Humanité du 7 janvier 1956, et reproduit dans le tome II de l'excellent ouvrage publié sous la direction d'Henri Alleg, la Guerre d'Algérie : on voit un train, la République assise sur des wagons sur lesquels il est écrit " 200 000 jeunes ", qui donne un coup de pied à la locomotive qui se détache du train, et la locomotive fait de la fumée qui forme le portrait de Guy Mollet ; puis, il est écrit : " Messieurs les voyageurs sont informés que par décision du Front populaire, les trains à destination de l'Algérie sont annulés ". Ce dessin est significatif de l'état d'esprit dans lequel nous pouvions nous trouver, à savoir la possibilité d'un gouvernement de Front populaire, avec un accord explicite, si ce n'est une participation communiste. Et il donne aussi la mesure de l'espoir que pouvait représenter le scrutin de 1956, avec l'élection, je le répète, de 150 députés communistes...

    Entretien réalisé par

    Jean-Paul Monferran

    (1) Avec 25,9 % des suffrages exprimés, le PCF obtint alors 150 députés, soit son meilleur résultat depuis juin 1946.

    (2) Cette loi - imprégnée de l'esprit de " troisième force " et visant explicitement à amoindrir la représentation communiste - permettait à plusieurs formations politiques de se regrouper (en se déclarant " apparentées "), et à se partager la totalité des sièges à pourvoir à la proportionnelle dans un département, si elles remportaient ensemble la majorité des suffrages.

    (3) Il s'agit de René Cance, maire du Havre de 1956 à 1959, puis de 1965 à 1971, date à laquelle André Duroméa lui succéda. René Cance, qui fut également à plusieurs reprises député de Seine-Maritime, est décédé en 1982 à l'âge de quatre-vingt-sept ans.

    (4) Dans le groupe communiste, seul Robert Ballanger vota contre les pouvoirs spéciaux. 

     

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    1
    Samedi 15 Septembre 2018 à 11:05

    Le vote des pouvoirs spéciaux a conduit à la violation de la justice. Maurice Audin en a connu douloureusement les effets. Henri Alleg aussi et des milliers d'autres.

    La suite nous a enseigné que ce n'était pas la solution au problème auquel on était confronté

    Et quand on ne répond pas à la question qui est posée, on est nécessairement sanctionné. C'est ce qui est arrivé au PCF qui s'est retrouvé avec une dizaine de députés après les élections législatives qui ont suivi le Coup d'Etat de 1958. 

    J'invite chacun à faire le rapprochement avec la situation actuelle qui est caractérisée par la disparition du parti communiste de la scène politique.

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