• Pascal Blanchard. «La “repentance” sert à brouiller la capacité de penser le passé» !

     

     

    Pascal Blanchard. « La “repentance” sert

    à brouiller la capacité de penser le passé » !

     

    Pascal Blanchard. «La “repentance” sert  à brouiller la capacité de penser le passé» !

     

    Brandi comme un totem par la droite et par l’extrême droite pour refuser de reconnaître les crimes d’État et les réalités du système colonial, le refus de la « repentance » entend surtout décrédibiliser ceux qui veulent porter un regard lucide sur ce passé. L’historien Pascal Blanchard revient sur les usages politiques d’un mot tendu aujourd’hui comme un piège, un écran.

    Repentance. Voilà un terme qui reparaît chaque fois qu’il s’agit de regarder en face le passé colonial de la France. « Moi, je ne donnerai pas dans la repentance. On doit cesser de s’excuser en permanence de notre histoire », a ainsi lâché l’un des potentiels candidats de la droite à la présidentielle, Michel Barnier, en écho à tous les autres, lors des commémorations du massacre des manifestants algériens par la police de Papon, le 17 octobre 1961. L’extrême droite n’est, évidemment, pas en reste. Marine Le Pen tape à bras raccourcis sur ce qu’elle désigne comme des « repentances à répétition ». Face à un tel discours aux relents nostalgiques, l’Élysée a bâti un pas de deux pour l’occasion, reconnaissant un « crime inexcusable » mais passant sous silence le « crime d’État », justifié là encore par le refus de la repentance. Alors que se profilent les soixante ans du massacre de Charonne, en février 2022, ou encore des accords d’Évian, en mars, il est pourtant plus que temps de reconnaître non seulement les faits, mais la responsabilité de la République. Le discours sur la « repentance », lui, est déjà prêt à ressurgir. Comment s’est construit ce terme et comment opère-t-il pour brouiller le débat autour de la mémoire ? L’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la colonisation, nous livre son analyse.

     

    D’où vient le terme de « repentance » et comment s’est-il construit ?

     

    Il a émergé assez tôt dans le vocabulaire mémoriel mais avec une signification différente : à la fois juridique, comme faute induisant un dommage et une réparation ; religieuse, comme reconnaissance d’une faute ; ou politique, impliquant des excuses dans le présent face au passé. On le retrouve dans la conception allemande par rapport à la Shoah, par exemple, sans qu’il n’ait suscité de polémique aussi forte à l’époque qu’aujourd’hui. Il est lié depuis une décennie à des processus de reconnaissance intergénérationnelle fortement militants qui réclament une reconnaissance « totale » et un repentir dans le présent à l’encontre du passé sur l’esclavage, la colonisation, les génocides… Au début des années 2000, avec la loi Taubira (qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité – NDLR), un certain nombre d’auteurs, souvent issus de la droite, de l’ultradroite, mais aussi de la gauche s’affirmant comme républicaine laïque, ont développé l’idée que la génération actuelle n’avait pas à se repentir du passé esclavagiste ou colonial.

     

    Et sous les années Sarkozy ?

     

    Nicolas Sarkozy a fait du mot un item politique – notamment au soir du second tour de la présidentielle en mai 2007 ou au début de sa campagne lors d’un discours à Toulon –, affirmant alors : « Je veux en finir avec la repentance, qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres. » Avec la loi de 2005, déjà (sur l’enseignement des « aspects positifs » de la colonisation – NDLR), puis avec cette campagne de Nicolas Sarkozy et les années qui suivront avec le débat sur l’identité nationale, le mot prend une forte connotation politique. Mais il ne faut pas être aveugle : c’est un passé compliqué parce que, jusqu’au discours de Jacques Chirac de 1995, essentiel sur la déportation, l’extermination des juifs et Vichy, on ne commémorait que les gloires. À partir de là, on parle des « moments qui blessent la mémoire », et cela change tout. Au moment même de cette bascule, s’est enchevêtrée cette ligne idéologique, avec d’un côté ceux qui entretiennent une vision nostalgique du passé colonial, considérant que l’attaquer c’est toucher à la grandeur de la France, de l’autre, ceux considérés comme des mauvais Français, des mauvais républicains parce qu’ils auraient des mémoires communautarisées et qu’ils souhaiteraient faire « culpabiliser les Blancs ».

     

    Comment ce terme participe-t-il au débat entre les historiens ?

     

    On peut aussi voir comment ce processus se met en mouvement chez les historiens, comme avec l’ouvrage dirigé par Marc Ferro en 2003, le Livre noir du colonialisme, avec pour sous-titre prophétique « De l’extermination à la repentance ». Il annonce une suite de réflexions majeures, comme avec la Fracture coloniale en 2005, et de contre-réactions vives, notamment chez des historiens proches de l’ultra-droite comme Daniel Lefeuvre. Celui-ci publiera son pamphlet Pour en finir avec la repentance coloniale, en 2006. Dès lors, la presse de droite (le Figaro, l’Express…), comme d’extrême droite (Valeurs actuelles) où plusieurs auteurs-essayistes font du sujet une matrice de la pensée critique de la droite, pas seulement nostalgique mais aussi antidécliniste et anticommunautariste, dont Éric Zemmour est aujourd’hui l’héritier le plus visible et le plus bruyant. Pour eux, il faut aussi garder « intact » le récit national, comme si ouvrir de nouveaux espaces historiques, métisser les mémoires, croiser les récits allaient abattre les fondations de la nation. Toute une décennie de publications et d’articles (1) a fait de la « repentance » et du refus d’intégrer le passé colonial un des référents majeurs de la droite – sur les traces anciennes du discours frontiste issu explicitement de la défaite impériale – et un non-dit anesthésiant à gauche, et même à l’ultragauche. Fin mai 2015, par exemple, Valeurs actuelles titrait en une « La Repentance, ça suffit », avec en couverture François Hollande et Christiane Taubira. Dans le même numéro, Fabrice Madouas et Arnaud Folch engagaient le combat : « Les mensonges des repentants ». Nous avions analysé ce processus émergent dans un livre collectif codirigé par Isabelle Veyrat-Masson dès 2008, les Guerres de mémoires. La France et son histoire (La Découverte). Car il s’agit bien d’un processus tout à fait prévisible. Les réactionnaires sont toujours contre les mouvements de réforme. En même temps, pour les historiens et les chercheurs, il faut garder le juste équilibre et éviter de déboulonner l’histoire – c’est une ligne médiane qu’il est parfois complexe de défendre en ces temps où les extrêmes sont les seuls à se faire entendre, parlant plus fort que les autres.

     

    Comment cela piège-t-il le débat ?

     

    Ceux qui veulent travailler sur les enjeux de mémoire sont contraints de se positionner en permanence par rapport à ce terme. Car il permet d’accuser tout individu qui a une lecture critique de ce passé colonial, esclavagiste, voire de l’histoire de l’immigration, d’être un «repentant». Or, on peut évidemment considérer qu’il existe une responsabilité de la société, de l’État, sans pour autant vouloir faire porter aux citoyens d’aujourd’hui – et au nom de quoi, de la « couleur de leur peau » ? – une culpabilité à travers le temps. De plus, trois niveaux sont à distinguer. Le premier consiste en un travail de reconnaissance de la nation de ce qui s’est passé. Le deuxième étage de la fusée, c’est la demande aux pouvoirs publics de faire des « excuses » ou de demander « pardon » au nom de l’État. La dernière étape, la «repentance», est un processus qui induit la responsabilité des générations actuelles, au niveau individuel. Dans son usage de ce terme, la droite confond les trois niveaux. Et au final, de manière volontaire, brouille la capacité de penser le passé.

     

    Quel rôle joue le renvoi systématique de ceux demandant la reconnaissance de ce passé, comme étant des « mauvais Français », à une posture «victimaire» ?

     

    La question de la mémoire s’est « racialisée ». Cela avait déjà existé quand, dans les années 1960-1970, au sein de la communauté juive, était défendue la nécessité de reconnaître la Shoah. Certains avaient considéré – le mouvement révisionniste fonctionne sur cette idée – que cela avait pour mission et fonction de valoriser une communauté plus qu’une autre. C’est le même mécanisme sur le passé colonial ou esclavagiste pour les Français issus de l’immigration post-coloniale. Droite et extrême droite ont joué sur un des points faibles du raisonnement : est-ce que quelqu’un, douze générations plus tard, est un descendant de victime ou de bourreau en tant qu’individu ? Sur ce bât qui blesse, elles fusionnent deux idées : la défense de l’honneur de la France et le refus que les minorités, supposées vouloir en tirer des prébendes, « fassent la loi » mémorielle face à la majorité. Le processus aboutit, dans le débat contemporain, à la dénonciation de la woke culture, de la cancel culture, sur laquelle surfent les nouveaux réactionnaires. Une vision redynamisée par Frédérique Vidal, la ministre de la Recherche, largement influencée par Pierre-André Taguieff ou Laurent Bouvet, dans le combat contre les soi-disant « islamo-gauchistes » qui utiliseraient le passé colonial de la France pour déconstruire la République et ses valeurs. C’est la queue de la comète de toute cette théorisation, et nous sommes aujourd’hui au cœur de l’œil du cyclone avec Éric Zemmour qui en fait un des fondements de sa croisade électorale.

     

    Des historiens demandent l’abrogation des lois dites « mémorielles ». Dans quelle mesure la politique peut-elle ou doit-elle avoir son mot à dire ?

     

    Comme beaucoup de mes collègues, je suis moi-même en pleine contradiction : je considère que ce n’est pas à l’État de définir l’histoire, mais j’estime que la loi Taubira sur l’esclavage a été fondamentale. Sans cette loi, le travail d’histoire et de mémoire, mené notamment par la fondation que préside Jean-Marc Ayrault, n’aurait pas été possible. De même, on ne peut être que satisfait quand le rapport Duclert sur le Rwanda met en lumière la responsabilité de l’armée française après un non-dit de vingt-cinq ans, ou le rapport Stora, les massacres de 1967 en Guadeloupe. Quand il s’agit de la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation, c’est une autre histoire… C’est paradoxal. À choisir, je pense qu’il ne faut pas que le politique s’occupe d’histoire, ça se termine toujours mal. Mais l’impulsion politique est souvent essentielle, comme le montre la commission d’enquête sur le passé colonial mise en place en Belgique et qui vient de rendre son rapport.

     

    En même temps, le politique n’a-t-il pas un rôle, en termes de reconnaissance ou d’excuses collectives de la République ?

     

    Des excuses collectives ou de la République, ce n’est pas la même chose : la République est héritière d’un système politique ; en cela, les demandes de pardon sont légitimes ; par contre, au nom de quoi les citoyens d’une génération devraient s’excuser, en tant qu’individus, des actes commis par le passé ? C’est un terrain très glissant car il n’y a rien de pire que de fracturer la société d’aujourd’hui au regard du passé. En revanche, l’État a des responsabilités. À commencer par celles d’ordre mémoriel. Il est, par exemple, inacceptable qu’il n’existe pas de musée de l’histoire coloniale dans ce pays et que nous soyons encore à bricoler ce travail sur la mémoire. Même si, à Montpellier, le projet de musée sur l’histoire coloniale de la France en Algérie vient d’être relancé, cela reste insuffisant, et le regard omniprésent sur l’Algérie empêche de penser dans toute sa globalité et ses diversités le passé colonial de la France. Les Allemands et les Belges l’ont parfaitement assumé, avec un très beau musée à Bruxelles, l’AfricaMuseum, c’est donc possible.

     

    L’école peut-elle agir dans ce processus ?

     

    L’éducation nationale a évidemment un rôle majeur, même si nos enseignants ne sont pas là pour panser les plaies de l’histoire. La situation évolue depuis trente-cinq ans : quand j’ai passé mon bac, il n’y avait pas une leçon sur l’histoire coloniale ou l’esclavage. Reste que certains ministres ne souhaitent pas de transmission parce qu’ils considèrent qu’expliquer cette histoire à des jeunes « issus de » l’immigration coloniale en ferait des « bombes à retardement ». Ils préfèrent mener leurs combats « urgents » ailleurs, comme en lançant la guerre à la culture du wokisme. À cela s’ajoutent l’absence d’outils pédagogiques adaptés et la difficulté née de classes aux mémoires et aux parcours différents. Il faut travailler sur les outils, les musées, les expositions, les matériaux pédagogiques, la formation et, au contraire, aider les enseignants à appréhender dans toute leur complexité ces passés. Mais, pour certains, reconnaître les faits, donc ouvrir les archives, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Il y a donc un blocage bien en amont du travail de l’enseignant. Quand Éric Zemmour conteste les chiffres du 17 octobre, il n’est même pas dans la contestation – ce qu’il fait après – de la responsabilité de l’État, mais des faits. La porte est ainsi verrouillée dès le départ. Certains cheminements permettent d’éviter ces pièges. C’est ce que vient de démontrer le rapport sur la colonisation publié en Belgique le 26 octobre, sous le titre « Commission spéciale chargée d’examiner l’État indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver ». Il montre qu’un travail sérieux et de reconnaissance est possible pour sortir du piège des anti-repentant. La France devrait s’en inspirer. De fait, en droit, un crime ou une faute ne peut être transmissible d’une génération à l’autre, mais c’est autre chose en termes de responsabilité morale et sur la façon dont la société actuelle gère la transmission de la vérité et de l’histoire, par exemple dans les musées. Par contre, il est dangereux d’accuser une société dans sa globalité : « Un peuple, explique Karl Jaspers, ne peut pas périr héroïquement, il ne peut pas être criminel, ni agir moralement ou immoralement ; seuls les individus issus de lui le peuvent. »

     

    Lors des commémorations du 17 octobre 1961, l’Élysée a martelé « ni déni, ni repentance » ; d’ailleurs, il n’y a pas eu d’excuses, contrairement au «pardon» demandé aux harkis. Comment analysez-vous ces prises de position ?

     

    Si vous commencez par demander pardon, la droite vous tombe dessus. Si vous ne reconnaissez pas les faits, la gauche vous tombe dessus. C’est un entre-deux très macroniste qui s’est opéré le 17 octobre 2021. Sommes-nous satisfaits, nous les historiens, que le président de la République considère que c’est un crime et qu’il le symbolise par sa présence ? Oui, et il était temps. Est-il regrettable qu’il n’aille pas plus loin en reconnaissant un « crime d’État » ? Également. Il aurait aussi, dans son communiqué, pu parler de la « police » et de la fonction de préfet de police de Papon. Mais Emmanuel Macron en a plus fait sur ces questions en cinq ans que tous ses prédécesseurs en cinquante ans. En outre, ce sont des sujets sur lesquels la gauche aurait dû être exemplaire. Et elle a loupé la grande rencontre avec l’Histoire, sauf Lionel Jospin en 1999 sur le mot « guerre » au sujet de l’Algérie. Mais c’est aussi la responsabilité de François Mitterrand que d’avoir rendu impossible à gauche cette réflexion. Mais, attention, l’engagement d’Emmanuel Macron est aussi le fruit de mutations dans la société. Ces questions sont devenues extrêmement politiques et polémiques, internationales aussi, et la nouvelle génération est très demandeuse d’un regard lucide sur ce passé. Le président de la République ne peut plus maintenir un silence total sur tout cela, il est entre deux époques qui s’entrechoquent désormais. C’est le temps des éclaboussures impériales.

     

    (1) Dont les écrits de Paul-François Paoli, Max Gallo, Patrick Buisson, Marc Michel, Bernard Lugan, Pascal Bruckner, Guy Pervillé, Jean Sévillia, Pierre Montagnon… et désormais de leurs héritiers comme Jean-Louis Margolin ou Pierre Vermeren.

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    SOURCE : https://www.humanite.fr/pascal-blanchard-la-repentance-sert-brouiller-la-capacite-de-penser-le-passe-727052 

    « France-Algérie, les mémoires mortesRéaction au rapport de Benjamin Stora *** Par Henri Pouillot »

  • Commentaires

    3
    Philippe
    Lundi 15 Novembre 2021 à 18:21

    Je propose que l'Etat Français verse une rente pour tous les moudjahidines et leurs descendants comme dédommagement à la guerre d'Algérie.

    https://www.monde-diplomatique.fr/1965/10/A/26876

     

    2
    Vendredi 12 Novembre 2021 à 10:49

    Reste que c'est le système qui était responsable du colonialisme et de la guerre menée pour tenter de le perpétuer, pas tous les individus qui ont été acteurs ou témoins de cette période et à plus forte raison leurs descendants.

    Si on prend l'exemple des appelés du contingent ils n'étaient pas coupables des décisions prises par leurs dirigeants, ils n'avaient même pas le droit de vote quand on les a enrôlés pour la guerre d'Algérie.

    Il est vrai cependant qu'on n'a pas réussi à imposer cette prise de conscience de ce qu'était la nature de ce conflit. Partant on n'a pas dégagé l'idée qu'ils ont été victimes et non coupables même s'il est vrai que le contexte aidant certains on pu se laisser aller à participer aux exactions recensées. A tout le moins à y assister et à se taire.

    1
    Gavoury J-F
    Vendredi 12 Novembre 2021 à 09:51

    Cet article publié dans "L'Humanité" à la veille du 11 novembre sous forme d'entretien constitue une contribution intéressante, honnête et difficilement contestable au débat en cours sur le reconnaissance de la responsabilité de la République dans la survenance d'événements de son histoire aussi déshonorants que douloureux.

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