• Pierre Daum à Algeriepatriotique : «Algériens et Français mentent sur les harkis»

    Pierre Daum à Algeriepatriotique : «Algériens et Français mentent sur les harkis»

     
    Pierre Daum : «Qui en Algérie a confiance dans les manuels d’histoire ?» D. R.
     
     Pierre Daum : «Qui en Algérie a confiance dans les manuels d’histoire ?» D. R.

     

    Algeriepatriotique  : Votre dernier livre, Le dernier tabou, les «harkis» restés en Algérie après l’indépendance, a réveillé de vieux démons des deux côtés de la Méditerranée. Pourquoi, selon vous, 50 ans après, ce sujet reste-t-il aussi brûlant ?


    Pierre Daum : La situation n’est pas la même en France et en Algérie, mais on aboutit cependant aux mêmes crispations. En France, depuis 50 ans, les nostalgiques de l’Algérie française affirment que tous les harkis restés en Algérie ont été «massacrés» par les affreux «fellaghas» en 1962. Et que, sous-entendu, «on n’aurait jamais dû abandonner l’Algérie». En Algérie, le discours officiel depuis 50 ans veut que le peuple algérien se soit levé en masse pour combattre l’affreux colonisateur. Sauf une poignée de méchants «traîtres», les harkis, dont la plupart se seraient enfuis en France en 1962. Donc, lorsque je démontre qu’il y a eu en vérité énormément d’Algériens du côté des Français, et que la plupart sont restés vivre en Algérie sans être tués, cela dérange à la fois le discours des nostalgiques de l’Algérie française et celui de l’histoire officielle algérienne.


    Le ministre algérien des Moudjahidine a réagi à votre livre en affirmant que «le manque de documents appropriés sur la question des harkis a laissé libre cours aux écrivains notamment français de donner des chiffres complètement faux à ce sujet». Que lui répondez-vous ?


    Tout d’abord, il faut se mettre d’accord sur le mot «harkis». Dans mon livre, j’ai élargi le sens de ce mot à tous les Algériens (hommes adultes) qui ont travaillé pour les Français pendant la guerre de Libération. A savoir : les supplétifs (divisés eux-mêmes en cinq sous-catégories), les appelés, les engagés et les civils pro-français (caïds, conseillers municipaux, fonctionnaires de police, gardes champêtres, etc.). A partir de là, M. Tayeb Zitouni a raison d’évoquer le manque de documents. Car l’armée française n’a pas recensé tous les Algériens qui ont travaillé pour elle. Beaucoup de supplétifs n’apparaissent pas dans ces archives ni les mouchards (soit des civils, soit des moudjahidine qui renseignaient l’ennemi). Dans mon livre, j’ai consacré presque vingt pages à la question des chiffres, car je sais que c’est une question très délicate. Lorsque j’avance le chiffre de 450 000 hommes (250 000 supplétifs, 120 000 appelés, 50 000 engagés et 30 000 civils pro-français), il s’agit de l’estimation basse, celle qui est prouvée par les documents existants. En réalité, il y en a eu certainement plus.
     

    Votre chiffre de 450 000 Algériens qui auraient travaillé pour la France au cours de la guerre de Libération s’appuie donc sur les archives militaires françaises. Mais dans le même temps, vous réfutez le chiffre de 150 000 «massacrés» répertoriés par le service historique de l’armée française. Sur quoi vous basez-vous pour accepter le premier chiffre et réfuter le deuxième ?
     

    Je comprends ce que vous voulez dire, sauf qu’il ne s’agit pas de la même chose : cette estimation de 450 000 s’appuie sur des centaines et des centaines de documents d’archives, alors que celle de 150 000 «massacrés» provient d’un seul document, le rapport que l’ancien sous-préfet d’Akbou, M. Jean-Marie Robert, a rédigé en décembre 1962, plus de huit mois après avoir définitivement quitté l’Algérie. Dans mon livre, j’ai étudié minutieusement ce rapport de neuf pages, et j’ai démontré que M. Robert ne pouvait pas connaître ce qui se passait à Akbou, alors qu’il n’avait plus aucun contact direct avec l’Algérie. Quant à ce chiffre de 150 000, M. Robert s’est permis un calcul complètement délirant. En gros, il explique que dans l’arrondissement d’Akbou, «1 000 à 2 000 harkis» se sont fait tuer. Or, l’Algérie comptait à l’époque 72 arrondissements. 72 fois 2 000, ça fait 144 000, qu’il arrondit à 150 000. Vous comprenez qu’un tel calcul n’a rien de scientifique. Et pourtant, c’est ce chiffre de 150 000 qu’on répète en France depuis 50 ans !
     

    Vous avez indiqué récemment que le nombre des harkis assassinés après 1962 reste l’une des grandes questions non encore résolues, et vous ajoutez : «Un peu comme le nombre exact des moudjahidine, d’ailleurs.» Que voulez-vous dire par là ?
     

    Au cours de mon enquête, lorsque je me suis rendu compte du nombre très important d’Algériens qui se sont trouvés du côté des Français, je me suis naturellement posé la question : combien étaient-ils de l’autre côté, celui du FLN/ALN ? J’ai donc cherché le nombre de moudjahidine, et j’ai été très surpris de constater que ce nombre n’était pas accessible en Algérie. Or, c’est un chiffre que le ministre des Moudjahidine doit posséder : il connaît le nombre de cartes d’ancien moudjahid qui ont été distribuées depuis 1962. Il suffit d’ajouter le nombre de moudjahidine tués au combat (dans chaque cimetière des chouhada, dans toute l’Algérie, se dresse une plaque avec la liste des noms), et on obtient le nombre total d’Algériens engagés du côté de la Révolution. Pourquoi le ministère des Moudjahidine ne donne-t-il pas ces chiffres aux journalistes et aux historiens ? Cela permettrait de faire avancer la connaissance historique, n’est-ce pas ?
     

    Les harkis vivant en France sont partie prenante de cette histoire. Pourquoi les avoir écartés de votre enquête ?
     

    Sur les 450 000 Algériens (hommes adultes) placés du côté des Français, moins de 30000 sont partis en France. Ils forment donc une toute petite minorité. Mais, surtout, mon livre traite de ceux qui sont restés en Algérie. Ceux partis en France n’entrent donc pas dans le cadre de mon enquête.


    Vous affirmez que les harkis et leurs enfants «ont fait l’objet d’une relégation sociale qui les a maintenus, et qui les maintient toujours dans une situation sociale et économique très difficile». Pourtant, il est notoire que des enfants de harkis ont occupé ou occupent des postes importants…


    Cela est peut-être notoire, comme vous dites, mais cela n’en demeure pas moins complètement faux ! Il s’agit là d’une de ces rumeurs qui circulent en Algérie, et qui ne reposent sur aucune réalité historique. D’ailleurs, interrogez n’importe laquelle des personnes qui propagent cette rumeur, et demandez-lui des noms et des preuves, jamais elle ne vous répondra avec précision.
     

    Pensez-vous que votre livre bousculera réellement les idées reçues, sachant l’extrême complexité de ce sujet et la méfiance réciproque qui persiste 50 ans après l’indépendance ?


    A lire les premières réactions en France et en Algérie, je pense que beaucoup d’idées reçues sont déjà en train d’être sérieusement bousculées. En France, seule une toute petite minorité de nostalgiques de l’Algérie française continue à propager des mensonges en affirmant que les «harkis se sont battus pour le drapeau français», et qu’ils se sont fait «tous massacrés». La majorité des Français ne connaît pas très bien l’histoire des harkis, et mon livre leur apporte quelques idées importantes. En Algérie, les manuels d’histoire continuent eux aussi à répéter que «les harkis se sont battus pour le drapeau français», et qu’ils étaient d’affreux traîtres. Mais qui, en Algérie, a confiance dans les manuels d’histoire ? Les Algériens savent que l’histoire de la Révolution a été très complexe, et ils veulent aujourd’hui lire des études argumentées qui prennent en compte cette complexité.


    Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
     

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