• Y a-t-il des guerres justes ?

    Car la guerre cruelle, qui épargne l’Europe occidentale de ses maux depuis 70 ans maintenant, conserve ce mélange d’attrait et de répulsion. Mais la guerre n’a pourtant pas disparue. Elle est même très présente. Le vocabulaire guerrier a depuis longtemps gagné celui du monde de l’entreprise ou du sport. Et la plus dure des batailles que livre la France, depuis des années, sans jamais parvenir à la gagner, la célèbre «bataille de l’emploi», tue, tous les ans, en silence, depuis des décennies, hommes, femmes et enfants. Et pour eux, il n’y aura ni cérémonies, ni monuments. 

     


     

    Y a-t-il des guerres justes ?

    Selon certains calculs, près de quatre milliards d'hommes auraient été tués dans les guerres qui ont eu lieu depuis le commencement de l'Histoire. La guerre est une calamité mais cette calamité a pu paraître à maintes reprises nécessaire et justifiée. La question posée est un dilemme moral et politique. La guerre est affreuse - elle tue et elle détruit. Elle paraît donc condamnable absolument - au nom de la dignité humaine et du respect de la vie. Mais la guerre peut être aussi nécessaire et elle peut être justifiée au nom d'un idéal supérieur à la réalité présente.

    La condamnation absolue de la guerre

    Elle peut être faite au nom d'un idéal de non-violence. Cet idéal se lie à l'idée d'une valeur absolue de la vie. Alors, tuer devient un acte injustifiable - dans l'absolu. La vie humaine, en effet, n'est pas une valeur parmi d'autres (qu'elles aient pour nom amour, liberté, justice, progrès, etc.), puisque sans elle, toutes les autres valeurs n'ont plus de sens : on ne peut pas être libre et mort, heureux et mort. La guerre est la fossoyeuse des peuples : pourquoi l'homme devrait-il jouer le rôle de croque-mort du destin ? Il ne saurait donc y avoir de guerre juste puisque la guerre est par essence meurtrière.

    Si encore il y avait une dernière guerre ! Mais il n'y a jamais de dernière guerre. Liberté, justice - le combat est toujours à recommencer, avec les meilleures raisons du monde : qui a jamais participé à une guerre injuste ? Vrai travail de Sisyphe - à cette différence que Sisyphe ne mourait pas.

    Rien n'est plus funeste que l'idée cynique selon laquelle la fin justifie les moyens. Il n'y a pas de symétrie : la fin n'est que possible, seuls les moyens sont réels.

    La justification de la guerre

    On peut considérer que faire la guerre pour réaliser un idéal de liberté, de justice est préférable au fait d'avoir à supporter quotidiennement l'esclavage et l'injustice. Si une tyrannie écrase le peuple, alors la non-violence devient complice.

    On dira d'une guerre qu'elle est juste si son but est juste : chasser un ennemi du sol natal, écraser une tyrannie. Certes, les moyens sont terribles - mais la continuation d'une situation de violence peut être plus terrible encore. Un état de violence peut causer plus de dégâts qu'un acte de violence. On condamne davantage celui-ci que celui-là, parce qu'il est plus voyant. Certes, une guerre ne résoudra jamais le problème de la liberté, de la justice, de la faim dans le monde - mais certains obstacles comme le nazisme ont été levés grâce à elle.

    En conclusion il est tragique d'avoir à justifier une entreprise de mort - mais cela paraît inévitable. L'existence des guerres justes manifeste la contradiction entre les moyens et les fins dans l'histoire humaine. N'oublions pas le mot de Malraux : « Il y a des guerres justes, mais il n'y a pas d'armée juste. »

    « La guerre n’est jamais juste »

    Maisons éventrées, bruits d’attentats, assassinats par drones, ventes de Rafale, enfants paniqués, augmentation du budget de l’armement, et puis cette déferlante de réfugiés et de migrants : nos médias nous abreuvent d’images et d’informations qui nous choquent, qui nous font mal.

    C’est la guerre. Certains intellectuels spéculent même sur l’inévitabilité d’une troisième guerre mondiale. Bien rares, aujourd’hui, sont ceux qui osent encore reprendre à leur compte le vieil adage de « La France n’a pas connu de guerre depuis 1945 ». Sur son territoire, s’entend, et encore au sens classique de la guerre. A la plus grande satisfaction des fabricants et des marchands d’armes. Nous – ou plutôt nos gouvernants – ont réussi à exporter, à sous-traiter la guerre dans les pays pauvres. Et à envoyer nos militaires intervenir – pour des raisons humanitaires ?, bien sûr – à l’étranger.

    A quelques exceptions près, l’opinion publique accepte. Ignore ou laisse faire. Pourquoi ? Parce que, profondément ancrée dans l’esprit des Français vit l’idée que « la guerre, cela fait partie de l’Histoire. La nature humaine est faite ainsi ». 

    La foule sur les Champs-Elysées, le 26 août 1944, lors de la libération de Paris. Jack Downey (U.S. Office of War Information) via Wikimédia Commons.

    Comment des décennies sans guerre

     nous ont changé

    Depuis le 8 mai 1945, la France n'a plus connu de guerre conventionnelle sur le sol métropolitain. Un évènement qui a profondément affecté nos mentalités par rapport à celles de nos ancêtres.

    «Un jour ou l’autre, il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien.» C’est sur cette phrase que s’ouvre le denier couplet de la chanson «Le Sud» de Nino Ferrer, sortie en 1975, il y a quarante ans, trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque-là, les paroles de ce grand chanteur populaire n’avaient rien de pessimiste. Peut-être juste de résigné.

    Comme un article de Foreign Policy l’évoquait récemment, il est parfois bon de regarder les choses en face au sujet de la guerre. Nous avons tendance à la considérer comme une anomalie, une rupture avec le cours «normal» des choses, un moment suspendu. C’est pour nous, Occidentaux, assez compréhensible. Car, le 8 mai 2015, nous avons fêté le 70e anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale en Europe –la guerre allait continuer jusqu’en août 1945 dans le Pacifique– et depuis, la guerre conventionnelle n’a plus frappé directement sur notre sol.

    Il suffit de regarder les trois derniers siècles pour se rendre compte à quel point la guerre a été présente dans la vie de chacun en France. En 1701, la France est au cœur de la Guerre de Succession d’Espagne, qui va durer jusqu’en 1714. Puis, de 1733 à 1738, elle est impliquée dans la (petite) guerre de Succession de Pologne avant de participer à celle de Succession d’Autriche (1740-48). Elle est ensuite partie prenante de la guerre de Sept Ans (1756-1763), de la guerre d’Indépendance américaine (1776-1783), des guerres de la Révolution et de l’Empire (1792-1815). En 1854, elle participe à la guerre de Crimée, en 1859, livre les abominables batailles de Magenta et Solférino contre les Autrichiens en Italie, avant de déclarer la guerre à l’Allemagne en 1870. S’ensuit alors une série de guerres et campagnes coloniales en Afrique et en Asie, avant les deux grands conflits mondiaux de 1914-1918 et 1939-45. Si l’on fait abstraction des guerres extra-européennes, on peine à trouver une période de plus de 40 ans au cours de laquelle la France ne s’est pas retrouvée impliquée dans un conflit, souvent sur son sol, avec tout ce que cela signifie.

    Est-il possible de juger l’effet d’éloignement de ce qui, pour les générations passées, a été, dans le meilleur des cas, une menace tout sauf diffuse ou une triste réalité? Un passage d’une interview donnée, à la suite des massacres de janvier 2015 à Paris, par le dessinateur Luz au magazine Vice le résume parfaitement. Il évoque la découverte des corps de ses amis de Charlie Hebdo:

    «On ne sait pas comment réagir. Personne ne sait.[…] Quand tu prends du recul, tu te dis: nous on n’est pas préparé à ça, à Paris. Ça arrive en Syrie, ça arrive en Afrique, ça arrive ailleurs. Cette peur, cette angoisse, cette pétrification, on n’a pas l’habitude de ça.» 

    Univers parallèle

    On pourra juger, évidemment, la chance qui est la nôtre, précisément, que la mort violente ne soit pas notre quotidien, comme elle l’est effectivement en de nombreux points du globe et comme elle a pu l’être par le passé. Nos grands-pères, arrière-grands-pères et leurs pères ont connu comme nous, pour ceux qui n’étaient pas militaires de carrière, au moins, la quiétude relative de la vie civile dans un pays en temps de paix, dans lequel la loi interdit de faire violence à son prochain. Mais certains d’entre eux ont soudain basculé dans un univers parallèle où le meurtre d’autrui était non seulement admis, mais encouragé et même récompensé. Ou tuer ne fait pas de vous un assassin, mais un héros. Et ces gens ont dû, parfois avec beaucoup de difficulté, revenir à leur vie d’avant. Les assassins vivaient parmi nous, et ils étaient légion. La majorité des Français peut se demander sans pouvoir répondre à cette question, ce que cela fait de tuer un homme. Un nombre non négligeable de nos ancêtres le savait. Et certains ne s’en sont pas vraiment remis. C’est l’objet du roman Capitaine Conan de Roger Vercel, prix Goncourt 1934, et du magnifique film qu’en a tiré Bertrand Tavernier.

    On pense souvent aux militaires, mais pensons aussi aux civils. Car comme le disait Sherman, qui brûla Atlanta «la guerre c’est l’enfer». La guerre, c’est en plus des batailles, les maladies (qui, rappelons-le, jusqu’à la Première Guerre mondiale, tuaient davantage de monde aux armées que les batailles et tuaient un nombre énorme de civils, comme le fit l’épidémie de grippe espagnole de 1918). Mais c’est aussi les pillages et les destructions et hélas, les viols quasi systématiques des femmes dans les pays conquis. Nos ancêtres savaient reconnaître l’approche de la guerre aux colonnes de fumées qui obscurcissaient l’horizon, celles des villages incendiés au XVIIIe et XIXe siècles, celles, en plus, des véhicules et des dépôts de carburant détruits par la suite.

    Ces spectacles de désolation, ces massacres et ces crimes sur les civils ne font plus partie de notre horizon, mais derrière cet horizon, hélas, ils sont encore très répandus. Nous n’en sommes plus guère informés, quand nous le voulons, que par des écrans de télévision. Et ces conflits nous apparaissent souvent irréels, presque abstraits. Que la guerre se rapproche un peu de nos frontières, comme celle qui ensanglanta la Yougoslavie dans les années 1990 ou le conflit en Ukraine et nous prenons un peu peur. Mais peur de quoi? La portion des personnes ayant connu la guerre est en constante diminution. Les Français et Françaises qui avaient 10 ans en 1940 ont aujourd’hui 80 ans. Les personnes ayant assisté ou participé, adultes, à des combats, des bombardements et qui ont eu la chance d’y survivre, ont plus de 90 ans. Ils ne sont plus que 700.000 sur une population de 64 millions. Dans vingt ans, la plupart d’entre elles et d’entre eux auront disparu. La guerre ne sera plus un sujet dont on peut parler à table avec un de ceux qui l’ont faite ou vécue. Mais un sujet d’étude lointain et de plus en plus désincarné. C’est du moins tout le mal que je nous souhaite.

    Grand renversement

    Mais il n’y a pas que les survivants et ceux qui leur survivent.

    Il y a tous ceux, aussi, qui sont morts avant l’âge. Car la guerre, c’est le grand renversement, celui qui voit les enfants partir avant leurs parents, l’exact inverse du cours des choses pour des Occidentaux du XXe siècle, qui ont vu un taux de mortalité infantile en chute libre et la disparition progressive des guerres cesser d’emporter les fils avant leur pères. La mort avant l’âge d’homme est presque encore plus insupportable aujourd’hui qu’elle l’était pour Hérodote:

    «Personne n'est assez insensé pour préférer la guerre à la paix; en temps de paix, les fils ensevelissent leurs pères; en temps de guerre les pères ensevelissent leurs fils.» (Histoires, I, 87).

    Et il y a tous ceux qui continuent de la faire, la guerre, et qui reviennent entiers ou pas dans une société qui ne sait rien de la guerre et de ses tristes réalités et qui préfère souvent en rire, et quoi faire d’autre, comme dans cet article du Gorafi qui évoque la mauvaise note laissée à l’Afghanistan par les soldats américains sur Tripadvisor. Les vétérans américains du Vietnam l’ont vécu dans les années 1970. Et de nombreux appelés envoyés en Algérie également, à qui l’on a le plus souvent demandé de se taire à leur retour, parce que la guerre, personne n’a envie d’en entendre parler. Surtout quand on l’a perdue. Surtout quand elle est sale.

    «Au moins la guerre me faisait-elle me sentir vivante»

    Une dernière dimension nous échappe et sans doute la plus paradoxale. C’est celle de son attrait. Dans Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, un ouvrage foudroyant paru en 1959, préfacé par une Hannah Arendt qui s’indignait, lors de sa deuxième édition en 1966, qu’un aussi bon livre soit passé à ce point inaperçu, Jesse Glenn Gray partage avec le lecteur ses réflexions sur les hommes à la guerre. Voilà un livre étonnant, dans lequel l’auteur tente d’analyser de la manière la moins complaisante qui soit, son expérience de GI au cours de la Seconde Guerre mondiale, ce qu’elle a eu d’abominable, de poignant, mais aussi d’exaltant, et de tenter d’en comprendre les mécanismes.

    Spécialiste de Heidegger et son traducteur en anglais, cet auteur américain qui épousa une Allemande interroge par exemple la jouissance qui peut être la sienne de voir la côte de Provence écrasée par les tirs de l’artillerie navale lors du débarquement d’août 1944:

    «Quand je parvenais à oublier la dévastation et la terreur que ces bombes déchaînaient sur des villages à moitié endormis, le spectacle était incontestablement magnifique. Je n’avais aucun mal à le regarder, et c’était même une tentation à laquelle on pouvait difficilement résister.» 

    Il rapporte que bien après, croisant une Française rencontrée durant la guerre, cette dernière lui confie: «Vous savez que je n’aime pas la guerre et que je ne désire pas qu’elle recommence. Mais au moins me faisait-elle me sentir vivante, comme je ne me suis jamais sentie vivante avant ou après elle.» La guerre, analyse alors Gray, vient combler un vide intérieur. Evoquant la «laideur» supposée de la guerre, l'auteur tient à réaffirmer que le laid peut également provoquer une jouissance esthétique, et d’évoquer l’idée que si «le désordre, la distorsion, la violation de la nature que le conflit apporte avec lui sont des choses laides au-delà de toute comparaison, on y voit aussi de la couleur et du mouvement, de la variété, un panorama à parcourir des yeux et même, par moment, de l’équilibre et de l’harmonie».

    Ouverture des possibles

    La guerre a également et depuis longtemps été perçue par certains de ceux qui partaient la faire comme une ouverture des possibles, ce qu’elle peut être. Prenons Joachim Murat, fils d’aubergistes du Lot. Comment cet homme né en 1767 aurait-il pu seul instant imaginer, dans son jeune âge, qu’il parcourrait la moitié de l’Europe, irait à Madrid, à Rome, à Moscou, avec un bâton de maréchal de France? Sans être arrivé là, des centaines de milliers d’Européens ont également vu leur vie changer du tout au tout du fait de la guerre, venue troubler le cours des choses, une guerre qui leur a fait visiter la moitié de l’Europe alors que leurs pères ne s’étaient jamais éloignés de plus de 20 kilomètres de leur lieu de naissance. Au Etats-Unis, Sam Hynes, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, interrogé par Ken Burns dans son documentaire The War, le résume à sa façon, après avoir décrit la morne vie promise à un jeune homme grandissant dans une petite ville du Minnesota et la raison qui le poussa à devancer l’appel:

    «D’un coup d’un seul, il était possible de devenir adulte en signant un papier et soudain de devenir un pilote de chasse, un as… un commandant de sous-marin se glissant dans la baie de Tokyo. L’opportunité de devenir quelqu’un de plus excitant que le gamin que vous êtes encore.» 

    La guerre a disparu comme menace, mais aussi comme possible radical et imposé (vous pouvez toujours vous engager), comme calamité bienvenue, la possibilité (au moins en théorie – et surtout en théorie) de voir la situation changer. De tout temps on s’est engagé pour échapper à une vie convenue, à des dettes de jeu, à un mariage imposé, à la justice. La guerre, c’est parfois le seul espoir de ceux qui n’en n’ont plus, c’est dire leur désarroi. On le mesure encore depuis quelques mois. Des études montrent que bon nombre de jeunes gens qui rejoignent l’Etat islamique le font avec l’envie de donner un sens à une existence morne.

    Car la guerre cruelle, qui épargne l’Europe occidentale de ses maux depuis 70 ans maintenant, conserve ce mélange d’attrait et de répulsion. Mais la guerre n’a pourtant pas disparu. Elle est même très présente. Le vocabulaire guerrier a depuis longtemps gagné celui du monde de l’entreprise ou du sport. Et la plus dure des batailles que livre la France, depuis des années, sans jamais parvenir à la gagner, la célèbre «bataille de l’emploi», tue, tous les ans, en silence, depuis des décennies, hommes, femmes et enfants. Et pour eux, il n’y aura ni cérémonies, ni monuments.

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