8 mai 1945 en France et en Algérie :
mythologie nationale
versus histoire coloniale
PAR OLIVIER LE COUR GRANDMAISON
Si en raison de la pandémie, la suppression des commémorations municipales du 8 mai 1945 a été un moment envisagée, les protestations ont conduit l’Elysée à les maintenir. Histoire partielle et partiale qui s'ajoute à la violence symbolique du silence opposée aux héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale qui luttent depuis des années pour la reconnaissance de leur histoire.
« C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. » Kateb Yacine
« L’histoire n’est pas le passé. C’est le présent. Nous portons notre histoire avec nous. Nous “sommes” notre histoire. » James Baldwin
À la mémoire de Nicole Dreyfus, infatigable avocate qui a constamment lutté pour la reconnaissance des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata comme crimes contre l’humanité.
À la veille des commémorations destinées à célébrer le soixante-quinzième anniversaire de la victoire des Alliés contre le régime nazi et la fin de la Seconde Guerre mondiale, Geneviève Darrieussecq, diaphane secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, relaie les desiderata jupitériens. « Le président de la République, écrit-elle, demande aux Françaises et aux Français qui le souhaitent de pavoiser leur balcon aux couleurs nationales. »
Faute d’avoir réussi à s’imposer comme un « chef de guerre » capable de lutter efficacement contre le Covid-19, après avoir ravalé les manifestations passées du 1er mai au rang de « chamailleries », les conseillers d’Emmanuel Macron espèrent certainement que ce 8 mai 2020 sera enfin l’occasion pour le chef de l’État de « reprendre de la hauteur », selon l’expression consacrée. Il participera donc à une cérémonie à l’Arc-de-Triomphe en présence d’un nombre limité d’autorités civiles et militaires, et cette cérémonie sera retransmise en direct à la télévision.
Si en raison de la pandémie, la suppression des commémorations municipales du 8 mai 1945 a été un moment envisagée, les protestations des anciens combattants, celles des Républicains et de l’Association des maires de France (AMF) ont conduit l’Elysée à les maintenir.
Impossible, eu égard à la situation calamiteuse de Jupiter et de son gouvernement confrontés à une fronde inédite de nombreux élus locaux, de persévérer dans cette voie sauf à s’aliéner plus encore ces derniers et de nombreux électeurs.
Nul doute, l’écrasante majorité des médias vont donc rappeler, avec force drapeaux tricolores, Marseillaise, témoignages et images d’archives, cette date assurément historique qui a vu les Français-e-s célébrer avec allégresse la paix enfin retrouvée. Histoire partielle et partiale bien faite pour entretenir la mythologie hexagonale chère aux nationaux-républicains de droite comme gauche qui ne manqueront d’intervenir pour dire combien la France, fille aînée de la Révolution et des droits de l’homme, a su, en dépit des terribles épreuves de la guerre et de l’Occupation, restée fidèle à ses glorieuses traditions.
8 mai 1945 à Sétif. Plusieurs milliers de manifestants « indigènes » se retrouvent dans la rue principale du centre européen de cette ville où sévit une ségrégation raciale et spatiale commune à de nombreuses autres agglomérations d’Algérie et de l’empire. À 9h25, Saal Bouzid, jeune scout algérien est assassiné par un policier français.
De quoi est-il coupable ? D’avoir osé se rassembler pacifiquement, en portant le drapeau de l’Algérie indépendante, avec des milliers d’autres « Arabes » pour exiger la libération du leader nationaliste Messali Hadj, alors déporté à Brazzaville et placé en résidence surveillé, et défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Celui-là même qui est débattu à la Conférence de San-Francisco (25 avril-26 juin 1945) à laquelle participe le représentant de la France, Georges Bidault, désigné par le général de Gaulle. Admirable principe, assurément, puisqu’il est inscrit dans l’article premier de la Charte des Nations unies adoptée à l’issue de cette conférence, mais ni l’un ni l’autre n’engagent à rien.
Dans les jours qui suivent la répression sanglante de la manifestation précitée, des émeutes éclatent ; une centaine d’Européens sont tués. Pour rétablir l’ordre colonial et terroriser les autochtones, les forces armées françaises et de nombreuses milices composées de civils multiplient les « opérations ». Elles ont duré plusieurs semaines. Bilan : Entre 20 000 et 30 000 victimes, arrêtées, torturées et exécutées sommairement. « Agir vite et puissamment pour juguler le mouvement » ; tels sont, le 15 mai 1945, les ordres du général Raymond Duval qui commande les troupes dans cette région. Ils ont été appliqués à la lettre car la France est alors prête à tout pour défendre l’empire jugé indispensable à son statut de grande puissance européenne et mondiale.
Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, des coups de tonnerre dans un ciel serein ? Nullement.
L’une des premières applications sanglantes de la doctrine fixée par de Gaulle et les participants à la conférence de Brazzaville (30 janvier 1944-8 février 1944) organisée par le Comité français de la Libération nationale (CFLN). En ouverture des travaux, après avoir salué « l’immortel génie » de la France toute désignée pour élever les « hommes vers les sommets de dignité et de fraternité », le général avait ajouté : « entre la métropole et l’Empire, le lien [est] définitif. (…) Il appartient à la nation française et il n’appartient qu’à elle, de procéder, le moment venu, aux réformes impériales de structure qu’elle décidera dans sa souveraineté. (1) »
Quelques jours plus tard, la déclaration finale de la conférence précisait rejeter « toute possibilité d’évolution hors du bloc français et toute constitution, même lointaine, de self-government. » Lumineux ! Des changements donc pour mieux préserver la domination de l’Hexagone sur ses colonies dans un contexte bouleversé par la Seconde Guerre mondiale mais des indépendances, il n’est pas question. Et pour combattre celles et ceux qui osent s’engager dans cette voie, la France redevenue républicaine est impitoyable.
A preuve ce qui a été perpétré en Algérie à partir du 8 mai 1945 avec l’approbation de l’ensemble des forces politiques, Parti communiste compris dont l’organe officiel, L’Humanité, dénonce trois jours plus tard les « éléments troubles d’inspiration hitlérienne [qui] se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait » la victoire contre l’Allemagne nazie. Le 31 du même mois, L’Humanité encore salue l’arrestation de « Ferrat Abbas » et condamne de nouveau les membres du « Comité des Amis du Manifeste », cette « association pseudo-nationale, dont les membres ont participé aux tragiques incidents de Sétif.(2) »
Au-delà du cas particulier des départements français d’Algérie, il s’agit aussi de signifier à l’ensemble des colonisé-e-s qu’aucune contestation ne sera tolérée. Contrairement à des chronologies sommaires et aux opinions de responsables politiques souvent oublieux, ignorants ou pleutres, les massacres commis dans ce territoire ne sont pas l’épilogue sanglant de la politique ultra-marine française mais le prologue d’exactions, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perpétrés jusqu’au début des années 60.
En attestent ceux de Haiphong (23-27 novembre 1946) : 6000 morts, de Madagascar (mars 1947-mars 1948) : près de 89 000 morts, la répression des manifestations à Sfax en Tunisie (5 août 1947), 29 morts, la guerre d’Indochine (décembre 1946-juillet 1954) 400 000 victimes « indigènes » et cinq mois plus tard, le début du conflit algérien qui s’achève le 18 mars 1962 après avoir fait entre 300 000 et 500 000 morts parmi les « Arabes » (3). Entre 1945 et 1964, la France a donc été presque constamment engagée dans des opérations et des conflits militaires d’ampleur qui se sont soldés par près d’un million de morts. Ce chiffre est supérieur au nombre de Français – militaires, résistant-e-s, civils – disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale (environ 600 000).
Relativement aux massacres du 8 mai 1945, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, évoquait, le 27 février 2005 à Sétif, « une tragédie inexcusable. » Trois ans plus tard, son successeur, Bernard Bajolet, en visite à Guelma, soulignait « la très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » qui a fait « des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes. » « Aussi durs que soient les faits, ajoutait-il, la France n’entend pas, n’entend plus les occulter. Le temps de la dénégation est terminé. » Ces massacres sont une « insulte aux principes fondateurs de la République française » et ils ont « marqué son histoire d’une tâche indélébile. » Depuis, aucune déclaration des plus hautes autorités de l’Etat n’est venue confirmer ces propos.
Ni François Hollande, ni Emmanuel Macron ne se sont engagés dans cette voie lors même que le second a déclaré, au cours d’un voyage en Algérie en tant que candidat à l’élection présidentielle (février 2017), sur la chaîne de télévision Echorouk News : « la colonisation était un crime contre l’humanité. » Comme ses prédécesseurs, une fois installé à l’Elysée, Jupiter s’est bien gardé de réitérer ses dires.
En septembre 2018, il a certes admis que Maurice Audin, jeune mathématicien et militant du Parti communiste algérien, est « mort » en juin 1957 « sous la torture du fait du système institué alors en Algérie par la France. » Depuis longtemps attendu par celles et ceux qui se sont engagés pour connaître la vérité, cet acte majeur n’a été suivi d’aucun autre. Classique tactique. Bien connue sous le nom de part du feu, elle consiste à céder sur un point pour mieux préserver l’essentiel : le silence sur les centaines de milliers de « musulmans » massacrés en 1945 puis au cours de la guerre entre 1954 et 1962. Les descendant-e-s algériens et français des victimes, et ceux qui soutiennent leurs revendications, attendent toujours la reconnaissance de ces crimes.
Rappelons donc quelques faits au président de la République qui prétend incarner une politique « disruptive », conformément à la novlangue de saison désormais utilisée pour qualifier de façon hyperbolique les orientations élyséennes. En avril 2015, sur proposition de Danielle Simonnet, le Conseil de Paris a adopté à l’unanimité un vœu dans lequel les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata sont qualifiés de « crimes de guerre » et de « crimes d’Etat. »
De plus, l’ouverture de toutes les archives et la création d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes sont également demandées. A Marseille, une plaque, rappelant ce qu’il s’est passé en Algérie, a été apposée en juillet 2014. A Givors, un square de l’Autre 8 mai 1945 a été inauguré il y a peu grâce à la persévérance d’une élue au conseil municipal, Amelle Gassa. Des avancées locales significatives et courageuses d’un côté, la pusillanimité, le déni et le mépris toujours reconduits de l’autre.
Rappelons enfin, contrairement à l’autosatisfaction affichée par de nombreux élus qui pérorent gravement sur la grandeur admirable de ce pays, que la France est sur ces sujets fort en retard par rapport à d’autres anciennes puissances coloniales. Depuis plusieurs années déjà, certaines ont reconnu les crimes perpétrés dans leurs possessions respectives. C’est le cas, entre autres, de l’Allemagne, pour le génocide (1904) des tribus Hereros et Namas dans les territoires du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), et de la Grande-Bretagne pour les massacres commis pour écraser le soulèvement des Mau-Mau au Kenya dans les années 1950.
Glorieuse France ?
Veulerie et conservatisme sinistres des élites politiques de ce pays qui ajoutent aux terribles violences physiques infligées aux colonisé-e-s, la violence symbolique du silence opposée aux héritier-e-s de l’immigration coloniale et post-coloniale qui luttent depuis des années pour la reconnaissance de cette histoire, laquelle affecte toujours leur existence, parfois au plus intime.
Olivier Le Cour Grandmaison. Universitaire. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.
(1) Discours du général de Gaulle le 30 janvier 1944. (Souligné par nous.)
(2) Cité par A. Ruscio, Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, Paris, La Découverte, 2019, p. 125 et 127. Un an plus tard, le Parti communiste soutient le principe de l’Union française, cette réforme de l’empire destinée à reconduire la domination française outre-mer, qui est incluse dans la constitution de la Quatrième République.
(3) N’oublions pas le massacre des tirailleurs sénégalais au camp de Thiaroye, à quelques kilomètres de Dakar (1er-2 décembre 1944), environ 70 morts et la guerre longtemps oubliée menée par la France au Cameroun (1955-1964) qui a laissé derrière elle plusieurs dizaines de milliers de victimes. Voir Armelle Mabon, Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliées de la France occupée, Paris, La Découverte, 2019 et Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, Paris, La Découverte, 2011.
Le 18 mars 1962, les Accords d'Evian mettaient un terme à la guerre d'Algérie et ouvraient la voie à la décolonisation française. Maître de conférences en sciences politiques et philosophie politique à l'Université d'Evry, Olivier LE COUR GRANDMAISON fait partie des universitaires qui ont bouleversé l'approche de l'Histoire coloniale en France, prônant la nécessité d'une plus officielle reconnaissance de ces crimes. Nous l'avons rencontré.