Algérie, Ukraine : d’une guerre à une autre
Des soldats ukrainiens au milieu de débris, à Mykolaïv, au sud du pays, le 19 mars 2022. | AFPl
« Ainsi, nous vivons une époque dangereuse où la violence rode, en interne, et avec parfois une certaine légitimité, on l’a vu avec les Gilets jaunes et la critique des excès policiers, tandis que la probabilité d’une guerre généralisée contre un régime autocratique guerrier doit être prise au sérieux. » Par le sociologue Michel Wieviorka.
Au moment de commémorer le soixantième anniversaire des accords d’Evian, qui mettaient fin aux sept ans et cinq mois de la guerre d’Algérie le 18 mars 1962, notre pays est embarqué, sans en être un protagoniste direct ou le plus central, dans une nouvelle guerre, en Ukraine. Entre les deux, il a vécu, et continue de vivre avec l’impact d’une décolonisation douloureuse ; il a connu des épisodes terroristes majeurs, et la menace n’a pas disparu. Il a participé à des opérations militaires, au Moyen-Orient, en Afrique subsaharienne, etc.. Mais depuis 1962, il n’a plus connu la guerre, la vraie, ses morts, ses destructions, sa brutalisation des sociétés. Il est sorti de la grande Histoire durant plus d’un demi-siècle.Nous avons vécu cette période sans avoir à définir un ennemi militaire, et dire en 2020 que nous étions en guerre contre le Covid-19 n’était pas sérieux. Nous avons en même temps, depuis la fin des années 70, cru en avoir fini avec l’idée d’une quelconque légitimité de la violence politique ou des idéologies révolutionnaires.
Mais en fait, la guerre d’Algérie n’est terminée ni sur notre rive de la Méditerranée, ni sur l’autre. Les mémoires des acteurs et des victimes – et certains ont été l’un et l’autre -, descendants de harkis, de Pieds Noirs, de militants et sympathisants de l’OAS, du FLN, du MNA, sans oublier les appelés du contingent, etc., ne sont pas apaisées. En France, elles demeurent conflictuelles entre elles ; et en Algérie, aussi bien le pouvoir que des pans entiers de la population entretiennent une relation souvent ambiguë, éventuellement haineuse vis-à-vis de l’ancien colonisateur que fut la France. Le rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie demandé à Benjamin Stora par le président de la République dresse en janvier 2021 une liste de préconisations qui vont dans le bon sens – mais un long chemin reste à faire pour calmer les plaies de l’Histoire.
La France renoue avec le souffle de l’Histoire
et le tragique
La guerre en Ukraine voit notre pays fonctionner sur deux registres. D’une part, celui des efforts diplomatiques pour obtenir de Vladimir Poutine qu’il accepte réellement des négociations, et d’autre part, celui du soutien affiché, concret, à l’Ukraine, à son peuple et à ses dirigeants actuels. Ce soutien fait de la France un ennemi de la Russie : quelles rétorsions Poutine va-t-il tôt ou tard mettre en œuvre ? N’y a-t-il pas un risque d’entrée dans la spirale d’affrontements qui pourraient s’emballer à une échelle européenne, voire mondiale – sans parler de la façon dont Poutine a brandi la menace nucléaire?
Nous sommes loin des affirmations du politologue américain Francis Fukuyama, qui voyait dans l’effondrement du système soviétique l’entrée dans un monde sans alternative au marché et à la démocratie. Nous le sommes aussi de la théorie du choc des civilisations proposée par Samuel Huntington, qui annonçait un clash entre l‘Occident chrétien et l’islam. Nous sommes en guerre, vraiment, mais autrement.
La France renoue avec le souffle de l‘Histoire et avec le tragique, en des termes peu conformes aux prédictions euphoriques ou à côté de la plaque des années 90, qui prospéraient au moment de la disparition de l’URSS. C’est ce qui rend si plate la campagne présidentielle actuelle, et nous fait presque oublier la crise sanitaire.