Après le meurtre de Nahel : penser et
combattre les violences des forces de l’ordre
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Dans l’Hexagone, de 1953 à la mort de Nahel, le 27 juin 2023, le nombre des victimes racisées, tombées pour différentes raisons sous les balles des forces de l’ordre, se comptent par centaines.
14 juillet 1953, lors d’un défilé pacifique de plusieurs organisations des gauches politiques et syndicales, les policiers tirent sur les militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj. Bilan : six morts et quarante-quatre blessés dans leurs rangs1. Quelques années plus tard, suite aux « événements » d’Algérie, certaines méthodes de la guerre contre-révolutionnaire – torture, exécutions sommaires, disparitions forcées – sont importées dans la capitale par le préfet de police Maurice Papon avec l’aval du Premier ministre, Michel Debré, et du chef de l’Etat, le général de Gaulle. Plusieurs dizaines de milliers de manifestantEs sont rassemblés pacifiquement à l’appel du FLN le 17 octobre 1961 à Paris et dans plusieurs quartiers populaires d’Île-de-France pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé ; plus de deux cents Algériens sont tués ce jour-là, notamment.
Si depuis la fin du conflit algérien, le temps des massacres d’État commis dans l’Hexagone n’est plus – il en va autrement en Guadeloupe et en Kanaky-Nouvelle-Calédonie2 –, des enquêtes et de nombreux ouvrages ont établi l’existence de pratiques policières discriminatoires à l’endroit des jeunes hommes racisés des quartiers populaires. Lorsqu’ils sont perçus comme « noirs » ou « arabes », la probabilité qu’ils soient soumis à un contrôle d’identité est, pour les premiers, six fois plus élevée que pour les personnes identifiées comme blanches, et huit fois pour les seconds. Dans une publication de la fondation Open Society de 2013, on lit ceci : « toutes les études convergent […] vers le même constat : en France, les personnes issues des “minorités visibles” sont contrôlées bien plus fréquemment que leurs homologues blancs. »3 Précision essentielle : ces pratiques ne sont pas celles d’une institution policière qui agirait à l’insu du gouvernement : elles sont les conséquences directes, souhaitées et assumées d’une politique publique depuis longtemps défendue par des majorités de droite comme de gauche. Dès 1995, suite aux attentats commis par Khaled Kelkal, entre autres, et à la mise en place du plan Vigipirate, les unes et les autres ont soutenu puis renforcé ces orientations au nom de la lutte contre le terrorisme.
Depuis, la situation n’a guère changé. À cela s’ajoute, dans les quartiers populaires habités par de nombreuses personnes racisées, des pratiques en partie inspirées de la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire mise en œuvre pendant les conflits coloniaux menés par la France en Indochine puis en Algérie. Les moyens juridiques, matériels et humains employés lors des émeutes de novembre 2005 à Clichy-sous-Bois en attestent. L’application de la loi de 1955 sur l’état d’urgence, votée en pleine guerre d’Algérie, le confirme. De plus le recours par les forces de l’ordre à de nombreuses armes sublétales – les désormais célèbres lanceurs de balles de défense (LBD) –, à des blindés de la gendarmerie, à des drones et à des hélicoptères qui ont opéré de jour comme de nuit est maintenant banalisé. Au regard de la somme de ces éléments, la qualification de racisme institutionnel est adéquate puisqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une politique publique qui implique la direction, toute la chaîne hiérarchique et le personnel d’un corps essentiel de l’appareil d’État.
L’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2016 et celui de la Cour d’appel de Paris du 8 juin 2021 obligent à prolonger l’analyse puisque toutes deux se sont prononcées, en des termes sévères, à l’endroit des pouvoirs publics, contre le profilage racial auquel se livre la police. Sans rentrer dans le détail des arguments employés par la plus haute juridiction, retenons cette conclusion : une « violation aussi flagrante des droits fondamentaux » constitue « une faute lourde engageant directement la responsabilité de l’État ».4 Reconnu coupable, ce dernier est donc condamné, pas les fonctionnaires puisqu’ils agissent conformément aux directives de leur institution et de leur ministère. C’est donc bien une politique qui a pour auteur et défenseur l’État, ce pourquoi il est adéquat de soutenir qu’il s’agit bien d’un racisme d’État. Il permet de mieux comprendre aussi la persistance du racisme institutionnel au sein de la police, lequel perdure, entre autres, parce que ses origines se trouvent au sommet des pouvoirs publics qui, de facto, l’encouragent. Le 8 juin 2021, dans une affaire similaire, la Cour d’appel de Paris a de nouveau estimé que l’État avait commis une faute lourde5. Cette seconde condamnation prouve que ce dernier est désormais en situation de récidive. Extraordinaire impunité où se découvrent les limites inquiétantes de l’État de droit tant vanté par certains.
Passé les frontières intérieures, qui divisent le territoire national en espaces ségrégués, la police, qualifiée de « républicaine », se fait police d’exception qui use et abuse de pratiques de même nature. Pareillement, lorsque cette police est en présence de jeunes racisés dans certains lieux de la capitale où ils sont victimes d’une présomption de culpabilité et (mal) traités en conséquence. Quant à la République, dans les quartiers populaires son visage n’est pas celui de la libre, douce et fraternelle Marianne. En lieu et place de cette dernière se dressent les faces agressives et menaçantes des forces de police et de gendarmerie chargées de défendre l’ordre établi, celui-là même qui entretient inégalités, discriminations et racismes systémiques infligés à des millions d’hommes et de femmes, héritiers des immigrations coloniales et postcoloniales, et aux étrangers. Pis encore, traités de « sauvageons » et de « racailles », les plus jeunes sont réputés former une plèbe dangereuse qu’il faut mater par des violences réitérées et, au besoin, par le recours à des dispositions d’exception – la loi sur l’état d’urgence – aux origines coloniales avérées.
Que les membres du parti de l’Ordre et beaucoup d’autres avec eux soient surpris par les violences aujourd’hui commises est surprenant. Leur étonnement n’est pas seulement étonnant, il est aussi d’une démagogie obscène au regard de la situation dont ils sont les premiers responsables. On ne méprise pas, on ne discrimine pas, on ne ruine pas tant d’existences pendant des années impunément. Des émeutes de novembre 2005, ils n’ont rien appris parce que leur seul souci, dans ces quartiers populaires, c’est d’y assurer ce qu’ils osent nommer « l’ordre républicain » qui n’est autre que le train-train de la domination, de l’exploitation et de l’oppression à « bas bruit ».
Aux vociférations des extrêmes droites et des droites de gouvernement, qui exigent l’application des dispositions précitées, aux vocalises du gouvernement et du chef de l’État, qui en appellent au respect des institutions républicaines, il faut, a minima, opposer les revendications suivantes : abrogation de la loi du 28 février 2017, initiée par Bernard Cazeneuve puis votée par sa docile majorité. « Rédigée à la hâte » pour satisfaire les syndicats de police, dixit le Monde du 29 juin 2023, cette réforme a permis aux forces de l’ordre d’user plus largement de leurs armes ce qui a favorisé les drames que l’on sait. Il faut y ajouter l’interdiction immédiate des contrôles au faciès, la délivrance obligatoire par les fonctionnaires de police d’un récépissé aux personnes contrôlées, la suppression des LBD et des grenades de désencerclement, le retrait des fusils d’assaut HK G36 mis à la disposition des policiers et des gendarmes – une exception en Europe6. De plus, l’IGPN doit être supprimée et remplacée par une institution administrative indépendante, et la sinistre BRAV-M doit être dissoute.
Il y a quarante ans, la marche contre le racisme et pour l’égalité avait lieu. Aujourd’hui, le combat de celles et ceux qui hier se sont mobilisés, doit plus que jamais se poursuivre. Avec les nombreux collectifs des premiers concernés, les gauches politiques, syndicales et associatives doivent désormais mettre les revendications précitées au plus haut de leur agenda et organiser des manifestations dans toute la France pour les défendre, et défendre aussi la liberté d’association et de manifestation désormais systématiquement attaquée par la politique toujours plus autoritaire du chef de l’État.
*Olivier Le Cour Grandmaison est universitaire, dernier ouvrage paru, avec O. Slaouti (Dir), Racismes de France, La Découverte, 2020.
Une première version de ce texte a été publiée par Mediapart.