Brève missive à l’attention
du Président : supprimez les cérémonies
du 14 juillet 2020 !
PAR OLIVIER LE COUR GRANDMAISON
J’ai ouï dire qu’en pleine crise sanitaire, l’organisation des cérémonies du 14 juillet « était un casse-tête supplémentaire ». Annulez donc, monsieur le président ces coûteuses cérémonies – environ 7,5 millions d’euros – du 14 juillet qui sont aux fêtes populaires joyeuses et spontanées ce que les fanfares militaires, le roulement des blindés et les bruits de bottes sont à la musique.
« Les grands jouent des coudes à l’envi pour se faire voir plus rapprochés de Jupiter, n’aspirant qu’à balancer à leur cou une chaîne plus lourde… » Erasme, Eloge de la folie
« Les statues (…), les cortèges triomphaux et les autres excitants à la vertu, sont des marques de servitude plutôt que des marques de liberté. C’est aux esclaves, non aux hommes libres qu’on donne des récompenses pour leur bonne conduite. » Spinoza, Traité Politique
« Ceux qui désirent acquérir la grâce de quelque Prince ont accoutumé de se présenter à lui » (Machiavel) couverts de riches présents et d’adorner leurs discours de pompeuses formules relatives à sa gloire incomparable. Par expérience, ils savent que la flatterie est une maîtresse sublime dont les charmes à nuls autres pareils subjuguent y compris les plus forts. Rares sont les grands capables de résister à ses appas suggestifs mais trompeurs. Ils se croient supérieurs, puissants et inflexibles ; là se trouvent leur talon d’Achille. Quelques paroles doucereuses et joliment tournées propres à satisfaire leur ego boursoufflé, les voilà qui enflent puis chavirent et deviennent d’une souplesse remarquable. Classique dynamique passionnelle ; sa vérité est de tous les temps et de tous les régimes.
Consultez les annales ; elles sont remplies d’exemples funestes. A cause des flagorneries de ses conseillers, tel monarque, promis à une brillante destinée, s’est mué en un tyran sanguinaire et ces maux affectent aussi les Républiques. Il est des princes dont je te tairai les noms qui, après avoir juré leurs grands Dieux que leur unique préoccupation serait le bien commun, n’ont eu de cesse de satisfaire les ambitions et les intérêts particuliers de ceux qui se poussaient du col pour chanter leurs louanges. Mais baste, ma plume s’égare. Mon dessein n’est pas de gagner votre estime dont je n’ai que faire, je l’avoue. Avec joie, je laisse vos rampants courtisan-e-s persévérer dans cette voie, eux qui prennent le bonheur de vous servir et la servitude volontaire à laquelle ils se condamnent ainsi pour l’acmé de la liberté.
J’ai ouï dire qu’en pleine crise sanitaire, l’organisation des cérémonies du 14 juillet « était un casse-tête supplémentaire pour les armées » et les services à « l’Elysée (1) » L’information ne laisse pas de surprendre. Comme beaucoup, je pensais naïvement que l’urgence des urgences était la lutte contre la pandémie mais sans doute suis-je victime de mon ignorance des affaires pressantes de l’Etat. A ces complications s’ajoute la lettre que vous ont envoyée deux députés, l’un de votre parti, Damien Adam, l’autre des Républicains, Catherine Dumas. Admirable union nationale qui en dit long sur vos orientations politiques et celles de vos soutiens à l’Assemblée. Soucieux d’être utiles au pays, bien sûr, et de vous servir plus encore, ces élus proposent donc que « les soignants et tous nos héros du quotidien (commerçants, conducteurs de transport, éboueurs, professeurs mobilisés pour la continuité scolaire...) soient célébrés à l’occasion de notre prochaine fête nationale le 14 juillet prochain. » La docile porte-parole du gouvernement, qui s’affirme chaque jour davantage comme une brillante professionnelle du mensonge d’Etat, vient de le confirmer : ce sera donc Champs-Elysées et médailles pour tous.
Hier, comme vous d’ailleurs, les uns et les autres n’avaient que mépris pour ces sans-grades qui, inconscients des difficultés financières auxquelles la France était confrontée, osaient manifester, occuper force rond-point, faire grève pour vivre dignement et exiger des moyens matériels et humains indispensables à leurs missions. Comme la majorité sur laquelle vous vous appuyez, ces députés ont certainement applaudi à la fermeté dont vous avez fait preuve en ne cédant pas, à l’instar de vos prédécesseurs, à cette coalition irresponsable d’égoïsmes hostiles à toute réforme en général et à celle des retraites en particulier. « Admirable, quelle force de caractère au service des intérêts supérieurs du pays et des générations à venir » ont clamé vos partisans fiers de contribuer à l’avènement du « nouveau monde » que vous prétendez bâtir. « Remarquable et disruptif » ont ajouté de nombreux roquets médiatiques en répétant les formules creuses qu’ils affectionnent lorsqu’ils bavassent d’un ton docte sur l’actualité politique du pays. « De nouveau, vous étiez le maître incontesté des horloges » et « vous aviez maintenu le cap en affirmant la verticalité nécessaire à la modernisation trop souvent différée de la France. »
Maintenant que les vents de la fortune ont brutalement tourné, anéanti vos projets les plus chers, désormais livrés à la critique rongeuse des souris, et ruiné l’essentiel de votre autorité, ces députés vous pressent de rendre hommage aux héros précités en leur faisant l’honneur insigne de participer au défilé du 14 juillet. Comme beaucoup d’autres de votre entourage, prêts à se damner pour pouvoir exhiber fièrement les breloques que la République dispense de façon régulière, ils sont convaincus que cette extraordinaire rétribution symbolique calmera les « chamailleries » revendicatives des salariés et du personnel hospitalier. Il y a même des socialistes pour le croire et prêcher en ce sens (2).
Plus encore, diront vos coûteux conseillers, agir de la sorte et présider à ces cérémonies rétabliront votre prestige, permettront de rassembler les Français-e-s et de renforcer l’union des nationaux-républicains de droite comme de gauche qui vouent au fatras militaire et cocardier du 14 juillet un culte singulier. Il y a beaucoup de mépris dans ces affirmations communes qui passent pour des analyses profondes. Croire que “ceux d’en bas” prennent aussi facilement des vessies pour des lanternes et se laissent charmer par la propagande spécieuse de vos services de communication, chargés de faire paraître grands vos moindre petits gestes, est un préjugé propre aux puissants et à leurs serviteurs. Contrairement à Machiavel, qui pourtant m’est cher, j’ai opinion que les hommes du peuple jugent « plutôt aux mains » qu’aux yeux et aux oreilles car chacun touche quotidiennement les réalités de sa condition.
L’un de vos prédécesseurs, autrement plus remarquable, qui a su se conduire en vrai chef de guerre au cours d’un conflit qui n’avait rien de sanitaire, le général de Gaulle, a déclaré un jour que les « Français étaient des veaux. » Des années plus tard, en 1968, les descendants de ces prétendus ruminants étaient à l’origine de la seconde grève générale du XXème siècle, et l’auteur de cette célèbre formule contraint à une retraite aussi précipitée que peu glorieuse. Plutôt que de maltraiter le subversif Spinoza en vantant platement les beautés des « passions joyeuses », ce qui suffit à un journaliste pour vous créditer d’une « philosophie (3) » hardie - la pauvre ! -, hantez donc le sage Machiavel. Il sait combien la colère, l’indignation voire la haine éprouvées par le « peuple maigre » à l’endroit des grands, qui l’ont trahi, traité comme une vile populace et violenté, sont des passions collectives redoutables car ruineuses de leur autorité. Triomphe des passions tristes ? Légitimes réactions propres aux hommes tels qu’ils sont et salutaires résistances à votre odieuse politique. Pas plus qu’on ne gouverne innocemment, on ne méprise impunément.
Annulez donc, monsieur le président ces coûteuses cérémonies – environ 7,5 millions d’euros - du 14 juillet qui sont aux fêtes populaires joyeuses et spontanées ce que les fanfares militaires, le roulement des blindés et les bruits de bottes sont à la musique. Là, chaque année, tout n’est que « parade », « contrainte (4) », mise en scène bruyante et répétitive du pouvoir, soumission aux autorités et versaillais protocole destiné à entretenir le culte du chef de l’Etat qui est aussi celui des armées. Ces mêmes autorités qui exhibent, sur la prétendue « plus belle avenue du monde », ce temple obscène de la consommation ostentatoire, soldats et matériels divers en présence de dictateurs, parfois, à qui la France espère vendre avions, chars et canons. Est-ce là monsieur le président honorer dignement celles et ceux qui, au péril de leur liberté et de leur vie, ont abattu l’absolutisme royal puis la monarchie, et fondé une République ?
Vous souhaitez leur rendre hommage et saluer soignants et salariés qui ont poursuivi leurs activités en dépit de l’impéritie de votre politique, annulez ces cérémonies du 14 juillet et appliquez immédiatement cet article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » Faites droit, enfin, aux légitimes revendications de ces « premiers de tranchées » et de beaucoup d’autres à la veille d’un hiver économique et social qui s’annonce des plus rudes.
Vous affirmez, monsieur le président, servir la paix ; prouvez-le ! Annulez ces cérémonies de caserne et respectez cette même Déclaration où l’on peut lire : « le Peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres, il ne s’immisce point dans le gouvernement des autres nations (…) il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté, il le refuse au tyran. »
Républicains, encore un effort pour vous hisser à la hauteur de vos prédécesseurs et pour être fidèles à ce texte fondateur. Au mieux vous l’ignorez, au pire vous trahissez sa lettre et son esprit, c’est pourquoi il faut constamment le rappeler aux citoyens afin qu’ils puissent bien juger « des actes du gouvernement » sans se laisser « jamais opprimer. »
Pour conclure, et tenter de répondre par avance à une objection convenue, ajoutons ceci : à l’évidence la rhétorique des droits de l’homme a été sordidement dévoyée par certains qui ont légitimé l’oppression et l’exploitation imposées ici et ailleurs. Pour autant cela n’implique pas, comme le croient quelques esprits forts, que les principes des Déclarations ont cessé d’être les ressorts d’innombrables et précieuses résistances. « Il n’y a rien eu jusqu’ici dans l’histoire qui fût aussi limité et entravé par sa base et aussi humainement anticipateur par ses postulats. Liberté, Egalité, Fraternité – l’orthopédie, telle qu’on l’a tentée, de la marche debout, de la fierté humaine – renvoie bien au-delà de l’horizon bourgeois. (5) » Assurément.
Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.
(1). J-D. Merchet, L’Opinion,6 mai 2020.
(2) Chloé Morin, qui se présente comme experte de la Fondation Jean Jaurès après avoir exercé ses talents de conseillère en charge de l’opinion publique auprès des premier ministre J-M. Ayrault et M. Valls, écrit ainsi : le pouvoir en place devra « aller chercher un symbole de justice sociale pour matérialiser un changement réel. » Le Monde, 12 mai 2020. Quelques jours avant, la même faisait part de sa bouleversante découverte : « En démocratie, l’efficacité et l’exemplarité de ceux qui dirigent sont la condition de la confiance et, donc, du consentement. »
(3). G. Courtois, Le Monde, 12 mai 2020.
(4). M. Ozouf, La Fête révolutionnaire 1789-1799, Gallimard, Paris, 1976, p. 38.
(5). E. Bloch, Droit naturel et dignité humaine (1961), Paris, Payot, 1976, p. 179.