Guerre d’Algérie, Occupation…
Les historiens bataillent contre l’extension
du « secret-défense »
Une instruction interministérielle datant du 13 novembre a réduit, encore plus, l’accès aux archives contemporaines pour les historiens et les chercheurs. Désormais, tous les documents estampillés secret défense entre 1934 et 1970 pourraient ne plus être accessibles. Une entrave administrative que dénoncent les historiens. Explications.
Les menus des repas du Maréchal Pétain ? Classés secret-défense. Les fournitures scolaires de l’armée ? Classées secret-défense. Des documents sur la Gestapo classés confidentiels par les autorités allemandes pendant l’occupation ? Classés secret-défense (en France).
Si les deux premières anecdotes sur des archives peuvent sembler ubuesques, la dernière l’est un peu moins. Toutes ont fait bondir la communauté des historiens, chercheurs et archivistes, qui ont déposé un recours devant le Conseil d’État le 15 janvier, pour demander l’annulation de l’instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale datée du 13 novembre 2020. Celle-ci rend l’accès aux archives nationales contemporaines de plus en plus périlleux.
Encadrées par le Code du patrimoine de 2008, qui les rendait « communicables de plein droit » à l’expiration d’un délai de cinquante ans (soit en 2020, tous les documents antérieurs à 1970), certaines archives contemporaines pourraient ne plus l’être du tout, avec l’extension du secret de la défense nationale aux documents classifiés depuis 1934. Tous les documents estampillés secret défense datés de 1934 à 1970 devront être déclassifiés pour pouvoir être consultés.
« Des archivistes, des juristes, des historiennes et des historiens, relayés par une pétition signée par plus de 18 000 personnes, dénoncent une restriction inadmissible dans l’accès aux archives contemporaines de la Nation », peut-on lire dans le communiqué, publié le 17 janvier.
« Le problème est que cela rend impossible d’écrire l’histoire de notre pays. C’est comme si l’État se posait en directeur de recherches, de thèses, et que c’était lui qui décidait de ce qui pouvait être écrit ou dit », déplore Pierre Mansat, président de l’Association Josette et Maurice Audin, qui œuvre pour la reconnaissance des crimes coloniaux.
« Nous sommes inquiets et très en colère, car cela bloque les travaux sur tous les sujets du XXe siècle », confirme Clément Thibaud, membre de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Désormais, pour pouvoir consulter tous les documents relatifs à cette période, qui comporteront le sceau « secret », ou « secret-défense », il faudra engager une procédure de déclassification auprès des institutions, appelées tutelles (ministère, préfecture, etc.). « Cela s’applique même si un seul de ces documents apparaît avec le document secret-défense, ou juste secret, ou même la mention secret à la main », souligne Clément Thibaud, qui dénonce un système « titanesque et impossible » pour les archivistes.
« Ces institutions doivent ensuite donner leurs réponses, mais souvent le délai de deux mois légal pour recevoir une réponse est dépassé, parfois c’est un an, deux ans, trois ans, parfois ce n’est pas de réponse du tout », regrette-t-il. Impossible dans ces conditions de boucler un mémoire, souvent réalisé sur un an, ou d’avancer dans de bonnes conditions sur une thèse. « C’est une dégradation considérable des possibilités de recherches », soupire Pierre Mansat.
« Des étudiants sont bloqués dans leurs recherches sur l’Organisation de l’armée secrète (OAS) par exemple, les factieux qui ont commis des centaines d’attentats, les ultras de l’Algérie française, dont on estime qu’ils ont fait 2 700 victimes en Algérie principalement », rapporte ainsi Pierre Mansat. Le Front populaire, la «drôle de guerre», l’Occupation, la collaboration, les guerres coloniales, la guerre d’Algérie, ou encore Mai 68… toutes ces périodes pourront tomber sous le coup de documents classifiés et inaccessibles. « Toutes ces thèses, que personne ne lit, s’amuse Clément Thibaud, le sont quand même par des gens qui font des travaux et les relaient dans le débat public. Aujourd’hui, ça veut dire qu’il n’y a pas de renouvellement ! »
« La gestion des archives par l’État, c’est quand même la marque d’un gouvernement autoritaire et c’est embêtant », dénonce Clément Thibaud, qui assure néanmoins que là n’était pas l’intention du gouvernement – plutôt de « concilier le secret-défense avec la liberté d’information des citoyens ».
Le recours devant le Conseil d’État, notamment appuyé par l’historien américain Robert Paxton, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, renommé pour ses recherches sur la France de Vichy, souligne d’autant plus le décalage avec les autres pays ayant un même régime politique, comme aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne. « Dans les grandes démocraties, on est un cas très singulier », s’étonne Pierre Mansat. « Cela crée des zones d’ombre, une philosophie du secret. On jette un voile noir sur des éléments très concrets de notre histoire et ce n’est démocratiquement pas acceptable », condamne-t-il.
Pour lui, c’est une contradiction avec les principes mêmes de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et notamment son article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
Sans oublier que l’accès aux archives publiques a été reconnu par le Conseil constitutionnel en 2017 comme un droit démocratique, faisant de cette disposition « un droit très fort », souligne Clément Thibaud.
« Cette instruction est un document réglementaire, qui doit respecter la loi, et dans ce cas, c’est le Code du patrimoine, qui prévoit une communicabilité de plein droit, sans restrictions, pour les archives passées un délai de 50 ans, placées au titre de la défense du secret national », analyse Frédéric Rolin, professeur de droit public à l’université Paris-Saclay et requérant dans cette affaire.
Ce texte ministériel s’appuie sur la définition du secret-défense dans le Code pénal (article 413) et sur la notion de déclassification, qui n’est pourtant pas présente dans le Code du patrimoine, régissant l’accès aux archives. « Cette instruction interprète la disposition du Code pénal pour lui faire dire qu’en réalité, même si les archives sont communicables de plein droit, le gouvernement a quand même le droit d’étudier leur communicabilité », résume le professeur.
« Cette instruction se prétend au-dessus de la loi de 2008 », fustige quant à lui Pierre Mansat. Désormais, les historiens ouvrant un document classé secret-défense pourront tomber sous le coup de poursuites pénales. « Tout ce qui conduit à ce que vous l’ayez sous les yeux, ou le fait que vous le transmettiez à quelqu’un, là on est dans la compromission du secret-défense », détaille Frédéric Rolin. Ce qui rend d’autant plus problématique le travail des historiens, dont ces documents sont la matière première.
Ce blocage, décidé par plusieurs ministres, même s’il « n’est pas délibéré », défend Clément Thibaud, risque cependant d’alimenter les thèses les plus folles, dans une période de crise sanitaire où les critiques à l’égard de l’État sont déjà très vives et les théories du complot ont le vent en poupe. « Cela va indéniablement alimenter les théories complotistes, avec l’idée que si l’État ne veut pas rendre accessible ces documents, c’est qu’il a des choses à cacher et je persiste à croire que ce n’est pas le cas », reconnaît Clément Thibaud.
« Cela encourage les théories complotistes ou négationnistes, et c’est étonnant que l’Élysée ne mesure pas cet aspect-là, s’indigne Pierre Mansat. On est dans une période extrêmement compliquée de ce point de vue là, et la seule solution pour résister à ça, c’est de connaître les faits, de les publier, de les mettre en perspective, et de les analyser. »
Alors que des inscriptions révisionnistes avaient été taguées à Oradour-sur-Glane cet été, le retour de ces thèses négationnistes, avec un accès aux faits passés de plus en plus limité, inquiète le milieu.
L’instruction ministérielle a aussi ravivé des tensions avec les anciens pays colonisés par la France, au moment où l’historien Benjamin Stora plaide pour une ouverture des archives relatives à la guerre d’Algérie dans le rapport sur les questions mémorielles qu’il vient de présenter à Emmanuel Macron. Une ouverture aujourd’hui compromise. « Cela crée des tensions avec les pays anciennement colonisés, ce sont les premiers qui se sont intéressés à notre recours », confirme Clément Thibaud.
Une annonce d’autant plus amère pour ces acteurs que les présidents français avaient abondé pour une ouverture plus massive des archives : François Hollande avait demandé à ce que soient complètement ouvertes celles de la Seconde Guerre mondiale, tout comme Emmanuel Macron, lors de sa visite à la veuve Josette Audin en 2018. Il avait reconnu la responsabilité de la France dans la mort de son époux et annoncé l’ouverture de toutes les archives d’État relatives aux disparus de la guerre d’Algérie.
Une histoire française et un passé colonial douloureux dont ont bien conscience les professionnels. « Mais ce n’est pas en ignorant les moments dramatiques, difficiles, en les mettant sous le tapis, que ce passé sera digéré », regrette Clément Thibaud.