Le 13 mai 2016 je recevais ce message
du Docteur Jean de Monbrison
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Lettre à Madame Jacques de Bollardière
Jean de Monbrison a été rappelé en Algérie dans une unité voisine de celles du Général Jacques de Bollardière et de Jean-Jacques Servan Schreiber. A l’occasion du décès de ce dernier, tout en racontant ce qu’il a vécu lui-même là-bas, il dit à Madame de Bollardière son admiration pour son mari.
La mort de Jean-Jacques Servan-Schreiber me met en devoir de vous écrire, sans plus attendre, ma profonde reconnaissance et mon profond respect pour les combats menés par votre mari. Sa fidélité, quoiqu’il lui en coûtât, à des valeurs auxquelles on ne peut déroger furent à son honneur et sauvèrent en quelque sorte l’honneur de la France et surtout celui de l’Humanité.
Il y a de très nombreuses années que je voulais vous l’écrire et c’est avec émotion que je vous l’écris aujourd’hui à l’occasion du décès de Jean-Jacques Schreiber. J’avoue avoir honte de ce retard mis à vous écrire et ce n’est pas faute d’y avoir pensé.
J’ai été rappelé en Algérie comme sous-officier en mai 1956, suite à l’embuscade où le sous-lieutenant Arthur trouva la mort avec la majorité de ses hommes à uled Djerrah, petit village situé au-dessus des gorges de Palestro. C’est notre bataillon qui prit en charge cette région et ma compagnie s’installa à quelque 14 kms de Palestro (aujourd’hui Lackdarria) sur la route de Blida. Le village s’appelait Bouderbalah et n’a pas changé de nom.
En poursuivant cette direction, la route laisse à gauche un petit village au nom de Talaoua Gueni, puis franchit un col, descend dans une vallée étroite où des singes s’ébattent, pour rejoindre la plaine de la Mitidja. A gauche, la cime du Bouzegza domine, et à droite, dans des contreforts montagneux, se trouvaient le Général de Bollardière et ses unités. Le lieutenant Jean-Jacques Servan-Schreiber, rappelé comme moi-même, commandait l’une d’elle.
Nos unités étaient voisines. Le lieutenant qui commandait ma compagnie était saint-cyrien, un officier propre que je n’ai jamais vu torturer. De plus, il lisait l’Express, cela ne devait pas être courant dans l’armée de métier à cette époque.
Témoin de tortures majeures
Lors d’une première opération, où je ne faisais que convoyer un camion de ravitaillement, j’ai été, à ma stupeur, témoin de tortures majeures. Je n’avais pas d’appareil de photos pour les authentifier. Je vous dis mon témoignage.
Ayant livré le ravitaillement à un lieu dit « la ferme Dick », j’attendais l’ordre de partir. Dans le poulailler, deux prisonniers attendaient. Un soldat en arme en assurait la garde.
A côté du poulailler, un Français maghrébin (tous étaient soi-disant français à l’époque), en habit indigène, gisait, mais vivant dans un carré fabriqué à l’aide de traverses de chemin de fer. Il avait dû subir de nombreuses blessures aux jambes, si ma mémoire ne me fait pas défaut, et à la tête, car son turban était couvert de sang.
Un officier est arrivé. Il s’est approché de deux cylindres en zinc de près de deux mètres de haut et de moins d’un mètre de diamètre, auxquels je n’avais pas prêté attention.
Peut-être qu’une plaque reposait par-dessus ces cylindres, je ne sais plus. Il faisait une chaleur torride, c’était en début d’après-midi. C’est alors que j’ai vu cet officier de l’armée française manipuler une tringle de fer qu’il faisait pénétrer dans des trous à quelque 20 ou 50 centimètres de la base des cylindres. La sentinelle m’expliqua que «c’était pour savoir si les sujets torturés étaient encore vivants... »
Actes de résistance
Dès le retour de cette opération, j’ai demandé à mon lieutenant de bien vouloir me porter volontaire pour effectuer toutes les opérations, embuscades comprises. Désormais, un appareil de photos ne me quittait pas, et c’est ainsi que j’ai pris les photos de tous ces villages que nous avons détruits, brûlés, réduisant leurs populations à la famine. Quand je dis « nous », c’était en fait le plus souvent des harkis qui étaient chargés d’effectuer ce sale travail. En ayant interrogé deux d’entre eux, et ceci en dehors de toute intervention, j’ai appris comment il leur était impossible de faire autrement sous peine de mettre leur propre famille en danger.
Durant les opérations auxquelles j’ai participé, les hommes de notre unité n’ont jamais torturé. Mon combat constant était de faire maintenir la distance entre les hommes afin d’éviter au mieux un massacre en cas d’embuscade. Heureusement, notre unité n’en fut pas victime. Hélas, il n’en fut pas de même les années suivantes.
Mon bon état physique me permettait d’être souvent devant avec notre lieutenant.
Subodorant ses opinions, je me souviens lui avoir demandé s’il appelait telle ou telle opération : « le vol, le viol, la honte ». Il supportait mal mes questions. Je pense qu’il avait honte comme moi.
Je me souviens d’une mechta située sur la gauche du chemin qui mène au village de Bou Lemmou où, très probablement, des résistants ce cachaient. Je reçus l’ordre de les abattre au fusil mitrailleur. Ils sortirent un à un, minute après minute, sans armes, courant vers le col pour sauver leur vie. J’ai commandé le feu au coup par coup sur un objectif virtuel 100 mètres avant et 100 mètres à gauche de la maison. Je comptais ceux que je sauvais, peut-être cinq ou six.
Je me souviens que mon unité a blessé sans raison un cultivateur, lors d’un ratissage.
J’ai crié « halte au feu » et je me suis précipité pour le sauver. J’ai obtenu de mon lieutenant l’ordre de transporter le blessé en brancard, puis en camion GMC, jusqu’au dispensaire de Palestro. Notre officier prit aussi le risque de me faire conduire en GMC, dans les mêmes conditions limites, une femme enceinte qui avait été blessée lors du pilonnage du village d’Arkoub, village rebelle où des enfants furent tués. Mon combat a aussi été d’empêcher le viol. Des soldats m’ont répondu : « si ce n’est pas nous, c’est eux... »
Nous avons fait des opérations tout autour dans la région, y compris en hélicoptère, et une très importante dans le Djurdjura qui domine la Kabylie. En six mois de ratissage, je n’ai vu qu’un seul lit, dont j’ai pris la photo. La population ne parlait pas le français. Je me souviens d’un seul garçon qui parlait français. La pauvreté de cette population était extrême.
Ce que j’ai vu et vécu reste inimaginable et m’a marqué pour la vie.
Le pire, ceux qui ont su, ont obéi et se sont tus. Le pire pour moi, ce ne fut pas la torture en quelque sorte institutionnalisée. De passage un soir à Beni Amram, QG de notre bataillon , j’ai vu tomber mort un jeune Français maghrébin que deux soldats ramenaient à la prison.
Ils ne le tenaient pas, il marchait entre les deux soldats quand, soudainement, il est tombé mort. L’infirmier qui dirigeait ce service me déclara qu’il en mourait un par jour des sévices subis : électricité, baignoire, suspension, etc... J’ai tout lieu de croire son témoignage. J’avais fait connaissance de ce sous-officier rappelé sur le bateau qui nous menait en Algérie. Il ne voulait pas se battre et me disait être pistonné par une lettre de Madame Roosevelt pour être infirmier.
Le pire pour moi, ce ne furent pas les exactions ordonnées systématiquement avec l’accord actif ou passif (qui ne dit rien, consent) des autorités. Ainsi l’ordre du colonel que j’ai lu - ordre donné à tous les officiers de brûler et de détruire tous les villages et les récoltes, en ajoutant qu’il serait toujours temps de rattraper les populations en donnant du sucre et des bonbons aux enfants.
Le pire, ce fut pour moi le refus de mes sous-lieutenants, rappelés comme moi, instituteurs ou professeurs dans le civil, de me confier cet ordre pour que je l’adresse en France afin que cela soit su. Le pire, ce furent tous les officiers et autres autorités qui ont su, ont obéi et se sont tus. Comme vous le savez, cet ordre qui a été probablement généralisé et caché au pays nous couvre de honte. Nous n’avons pas fini d’en payer les conséquences.
J’ajoute, que de retour en France, on n’a pas voulu me croire. Mon père, décoré de la Légion d’honneur sur le champ de bataille par Pétain, volontaire en 40, puis résistant, refusa mon témoignage en disant que, par mes propos, je salissais le drapeau et la France. Par la suite, j’ai compris que le défaut le plus commun au genre humain, c’est la lâcheté.
Pardonnez-moi, chère Madame, pour cette longue lettre. Je voulais que mon témoignage vous dise combien Jacques de Bollardière a été et demeure un exemple pour moi, comme il a été pour Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Comment oublier son attention à la population, sa volonté de créer écoles et dispensaires, sa dénonciation de la torture et la condamnation honteuse qui s’ensuivit? Comment oublier qu’il fut le seul haut gradé à le faire ? Comment oublier sa lutte contre les essais des bombes nucléaires à Mururoa, en faisant fi de sa propre santé chancelante ?
Merci au Général Jacques de Bollardière ! Qu’honneur lui soit toujours rendu !
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Jean de Monbrison,
Le docteur Jean de Monbrison témoigne
de sa période de guerre en Algérie en 1956 et de son refus de la torture