• Algérie 1954-1962, la guerre de mon père

    Algérie 1954-1962, la guerre de mon père

    En juillet 1956, 400.000 militaires ont pris pied en Algérie, dont 80% d’appelés, pour participer à ce que l'on n'appellera que bien plus tard la «guerre» d'Algérie. Je suis la fille de l'un d'eux, «héritière du silence».

    Algérie 1954-1962, la guerre de mon père

    L'opération Jumelles, en Kabylie, sous le commandement du général Challe, dans la forêt d'Akfadou. Août 1959. Yves-Guy Berges / SCA - ECPAD 

    En mars dernier, j’ai appelé mon père. «Il faudrait, lui ai-je dit, qu’on prenne un moment pour que tu me racontes mieux ce que tu as vécu là-bas, en Algérie...» A l’autre bout du fil, la réponse est restée évasive. Quelques jours plus tard, mon père entrait à l’hôpital.

    Je suis une fille d’appelé en Algérie, une «héritière du silence» comme nous surnomme Florence Dosse dans le livre qu’elle vient de consacrer à la mémoire des enfants d’appelés dont elle-même, née en 1963, fait partie.

    «A mon sens, chez les enfants d’appelés, la mémoire de la guerre d’Algérie n’est ni absente ni vide, elle serait plutôt latente, non structurée, parcellaire, parfois même impensée», écrit-elle. En 1988, l’historienne Claire Mauss-Copeaux avait recueilli et rapporté les récits de nombreux soldats du contingent, ils furent un million au total, dont la parole a été si longtemps «confisquée».

    Cette fois, l’originalité de l’étude de Florence Dosse tient à la triple exploration de la mémoire de ces hommes, de leurs épouses mais surtout de leurs enfants, «rarement (…) entendus jusqu’à présent et (qui) n’ont pas été associés à une histoire qui est aussi la leur mais qu’ils peinent à s’approprier».

    Comment se sont fabriqués ces fragments de mémoires, sur quels questionnements, quels silences, quelles craintes et avec quelles précautions? Au fil de ma lecture et des témoignages rassemblés et éclairés par Florence Dosse, j’ai revécu ces rares, trop rares moments durant lesquels mon père a rompu le silence.       

    «Toi, tu as tué des gens?»

    A la différence de la plupart des enfants d’appelés en Algérie, j’ai «su» très tôt.

    A 7-8 ans, guère plus. Intriguée par une large malle en tôle entreposée dans la cave de l’immeuble, je l’ouvre et en sors une grande cape en épais drap de feutre bleu marine, avec sa capuche et son gros macaron d’argent. Et puis une liasse de feuillets, papier bible, tapuscrits à l’encre bleue carbone.    

    Ravie de mes trouvailles, je les remonte à mes parents. «C’est la cape de chasseur alpin de ton père, son uniforme quand il était à la guerre, en Algérie», explique ma mère. Avec l’inconsciente cruauté de l’enfance, j’apostrophe alors mon père:

    «Tu as fait la guerre. Ça veut dire que toi, tu as tué des gens?»

    J’entends encore ses mots, pas ceux indicibles d’un père à son enfant, mais ceux qu’il avait dû, jeune lieutenant, tant de fois débiter de façon quasi-mécanique:

    «L’important pour moi c’était de ramener chaque soir mes hommes vivants à la base.» 

    Ce fut le premier choc. Tout de suite, la petite fille a compris qu’il ne fallait pas insister, comme le comprennent, un jour, nombre d’enfants d’appelés:

    «La guerre d’Algérie a imprégné leur enfance en sous main, les effleurant de loin en loin, donnant au climat familial une couleur à la fois particulière et indistincte.»

    Il faut dire que pour l’écolière puis la lycéenne que je fus, comme pour tous les enfants nés avant la fin des années 1960, «rien du côté de l’institution scolaire ne venait éveiller leur curiosité sur le vécu paternel et les pousser à relier cette histoire singulière à une histoire collective». Jusqu’en 1983, les manuels scolaires n’évoquaient même pas les plus de 25.000 soldats français morts durant la guerre d’Algérie laquelle n’a d’ailleurs pris officiellement le nom de «guerre» qu’en 1999.    

    En juillet 1956, ce qui correspond sans doute au moment où mon père y débarque, 400.000 militaires ont pris pied en Algérie, dont 80% d’appelés. Florence Dosse retrace l’état d’esprit de ces derniers:

    «Les enjeux politiques échappaient au plus grand nombre, la question de la légitimité ou non de la lutte des Algériens pour leur indépendance n’étant pas clairement posée dans leurs esprits (...) ils  partaient protéger leurs concitoyens, les Français non musulmans d’Algérie qu’on appellerait plus tard les pieds-noirs aux prises avec la population musulmane, présentée comme de plus en plus agitée, vindicative, meurtrière et barbare.»

    La difficile question de la torture

    Mon père a 22 ans. C’est un beau jeune homme brun au regard bleu. Il est drôle, il est gai, il a le goût de la vie. Son enfance et son adolescence furent insulaires, à Madagascar. Loin d’être un fils de bourgeois à qui on aurait assuré une planque, il a commencé son service militaire à la dure, chez les Spahis en Allemagne; puis le voilà au 25e régiment de chasseurs alpins basé à Menton avant de s’embarquer pour l’Algérie.

    Lieutenant, il prend la tête d’une section, trente hommes, parmi lesquels des soldats de métier dont certains, «difficilement maîtrisables voulaient en découdre», aurait-il confié à ma mère. Leur tâche: boucler et ratisser les montagnes de Kabylie, un terrain que maîtrisent parfaitement les combattants algériens de l’Armée de libération nationale (aile armée du Front de libération nationale) qui y organisent des embuscades meurtrières.

    En 1991, je suis à Alger en reportage. Un ami, bon connaisseur de l’Algérie, m’emmène sur les lieux de la guerre de mon père. De retour en France, j’évoque ce détour par Tizi Ouzou, les montagnes du Djurdjura, la Main du juif... mon père ne dit mot. Plus tard, je sus qu’il avait été bouleversé de me savoir au pied de ces montagnes qui ont définitivement marqué l’homme qu’il fut par la suite.

    Longtemps, je n’ai osé lui poser la difficile question de la torture. Dès l’automne 1956, on torturait en Algérie. Les soldats apprenaient «que ces interrogatoires un peu poussés étaient la seule manière de démanteler un réseau FLN et que en grillant à l’électricité un homme hurlant on sauvait des vies», décrit Florence Dosse. «L’emploi de la gégène était généralisé, ceux qui disent qu’ils ne savaient pas sont des faux culs», m’a dit mon père. Et lui, avait-il torturé ? «Il y  avait une gégène ; et cela a permis d’obtenir des informations», m’a-t-il répondu comme si l’essentiel pour lui, toujours, était d’assumer ce passé.

    «Les appelés ont été pris dans la contradiction d’un vocabulaire en décalage complet avec leur vécu : officiellement on les a envoyés maintenir l’ordre ; politiquement on ne parlait pas de guerre alors qu’ils en vivaient une, explique Florence Dosse. Et quoi qu’ils aient vu ou fait, on ne parlait pas des exactions vues ou commises puisqu’elles étaient officiellement interdites, bien que couramment pratiquées

    Par sa religion, mon père avait une éthique de la responsabilité plutôt que de l’obéissance. A cette aune-là, sa guerre dut être rude, douloureuse, cruelle.

    «On a été dégueulasses avec les harkis»

    Je me rends compte aujourd’hui que ces bribes de la «guerre de mon père» sont souvent survenues dans notre vie familiale sans crier gare, quand on ne s’attendait pas à voir le sujet évoqué.

    Ainsi au  milieu des années 1990 : je tourne un reportage à Gaza sur des informateurs palestiniens que l’armée israélienne vient d’exfiltrer des territoires occupés où considérés comme des "collaborateurs", ils sont exposés à la vengeance des autres Palestiniens, autrement dit à une mort certaine.

    «Au moins, compare de façon inattendue mon père, les Israéliens se comportent-ils mieux que nous avec ces types qui ont travaillé pour eux. Nous, on a abandonné les harkis, on a été dégueulasses avec eux

    «En s’enrôlant dans l’armée française, les harkis faisaient souvent le choix de se mettre sous sa protection pour fuir la terreur exercée par le FLN à une époque où l’Algérie était sous gouvernement français : ils ne trahissaient donc pas leur patrie au sens strict du terme», explique Florence Dosse.

    Qu’après le cessez-le-feu d’avril 1962, de Gaulle ait ordonné de désarmer les harkis, que le gouvernement se soit ensuite opposé à les aider à s’installer en métropole, que de 15.000 à 30.000 d’entre eux aient été exécutés, que ceux qui ont pu arriver en France aient été bannis de tous côtés, tout cela lui était insupportable. 

    Mes parents s’étaient fiancés peu de temps avant que mon père ne parte pour l’Algérie. Chaque jour, ils se sont écrit. En témoigne un énorme carton débordant d’enveloppes à l’encre passée. Comme la plupart des appelés, mon père n’y laissait rien transparaître de ce qu’il vivait. Il y avait la censure, ainsi qu'une certaine pudeur et retenue: il ne fallait pas inquiéter la famille. Résultat: «Je crois que je ne me rendais pas vraiment compte de ce qu’il vivait, je n’avais pas vraiment réalisé que c’était une vraie guerre», se souvient ma mère.

    En vérité, l’«ignorance» de ma mère était tout à fait banale et significative «de la façon dont la France métropolitaine a vécu cette guerre qui n’en était pas une et de l’état de l’opinion publique d’alors».

    Au retour, le sentiment de ne plus être de ce monde-là

    Comme celle de la plupart des appelés, la réadaptation de mon père à la vie en métropole fut difficile. «Il était révolté d’avoir dû faire cette guerre et se méfiait de tout le monde, se sentait très seul, abandonné et incompris par son père en particulier, avec le sentiment de ne plus être de ce monde-là», se rappelle ma mère.   

    Il était «allé combattre une rébellion et garder l’Algérie française, la guerre s’est soldée par l’indépendance algérienne ; moins que jamais les soldats ont compris ce qu’ils étaient allés faire là-bas, et personne ne leur a demandé de comprendre. Militairement libérés, la page devait être tournée», explique comme en écho Florence Dosse.

    Mon père est mort le 26 mars 2012. Cinquante ans, presque jour pour jour, après les accords d’Evian qui consacraient l’indépendance de l’Algérie et avant que nous n’ayons pu re-parler.

    Je ne suis pas tout à fait sûre que ce soit un hasard.   

    Les feuillets jaunis que petite fille j’avais remontés de la cave sont toujours enfouis dans la malle en tôle, sans que j’aie encore eu le courage de les lire. Ce sont des nouvelles qu'il a écrites en Algérie. L’une d'elle,  m’a-t-on dit, a pour titre «L’ordre». Elle décrit le dilemme d’un jeune lieutenant contraint d’obéir à un ordre qui va à l’encontre de ses valeurs, de sa morale.

    Entre les lignes, ces nouvelles disent sans doute ce que mon père n’a jamais exprimé à haute voix : la peur, la violence du devoir et la solitude d’un jeune homme de 20 ans dans les montagnes de Kabylie en 1956. Ses mots furent jugés suffisamment subversifs aux yeux de son propre père, mon grand-père, pour que ce dernier lui interdise de publier ces nouvelles «sous notre nom».    

    Mais grâce à ces textes écrits dans la nuit d’un campement du djebel, tandis que le reste de la section tapait le carton et se saoûlait la gueule, je ne suis plus héritière que d’un demi-silence.  

    Ariane Bonzon

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