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L'ombre du général Massu menace-t-elle toujours ceux qui travaillent sur la guerre d'Algérie ?
L'ombre du général Massu menace-t-elle toujours ceux qui travaillent sur la guerre d'Algérie ?
A la veuve de Maurice Audin, Emmanuel Macron avait promis un large accès aux archives de la guerre d'Algérie. En 2018. Un an plus tard, un vigoureux tour de vis venait au contraire verrouiller la consultation de milliers d'archives classées "secret Défense". Le Conseil d'Etat vient d'être saisi.
Entre 1954 et 1962, des milliers d'Algériens ont disparu, torturés et assassinés dans le cadre de la riposte militaire au soulèvement pour l'indépendance de l'Algérie française.• Crédits : Dominique Berretty - Getty
Jusqu'où le secret défense peut-il empêcher de connaître précisément ce qui s'est passé dans l'histoire de France il y a plus de soixante-dix ans - et notamment pendant la Guerre d'Algérie ? Depuis près d’un an, l’accès à de nombreuses archives tend à se refermer à la faveur de procédures toujours plus scrupuleuses… ou d'intentions plus obscures, dénonce un collectif de chercheurs et d’archivistes qui viennent de déposer une requête devant le Conseil d’Etat, le 23 septembre 2020. Leur démarche, qui associe des historiens, le collectif Maurice Audin, et plusieurs associations d’archivistes, témoigne d’un bras de fer qui ne se relâche pas. Et même, d’un pourrissement qui court depuis déjà plusieurs mois.
Ce bras de fer n’oppose pas les historiens à des archivistes trop tatillons qui dévoileraient arbitrairement et au compte-gouttes des archives accessibles aux yeux de la loi, et que eux seuls couveraient du haut de leur connaissance des inventaires. Dans cette affaire, archivistes et chercheurs avancent au contraire main dans la main, pour dénoncer plutôt une intrusion administrative et militaire. Et, en filigrane, le spectre d'une institution militaire qui se crisperait sur son passé ? Début 2020, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, qui relève de Matignon, a en effet décidé de faire appliquer de façon plus anguleuse que jamais un texte interne, au cœur de toute la bataille.
Le texte en question est l’article 63 d’un document administratif qui se trouve être "l'instruction générale interministérielle n°1300" et qui réglemente l’accès à ce qu’on appelle les pièces “classifiées”. Derrière le terme, c’est en fait toute la question du secret défense qui revient dans l'actualité. Et avec lui, une question, centrale : qui décide de ce qu’on a le droit de consulter, ou pas, en matière d’archives ? Sur le papier, la loi. Mais dans les faits, c’est plus compliqué. Le texte de loi qui fait référence en matière d’accès aux archives remonte au 15 juillet 2008. Il dit explicitement que passés 50 ans, toute personne qui en fera la demande pourra se voir communiquer “de plein droit” les archives qui l’intéressent. Dans le détail, c’est le code du patrimoine qui est explicité par cette loi, qui dit précisément que "passé le délai de cinquante années, les documents susceptibles de porter atteinte au secret de la défense nationale deviennent communicables 'de plein droit'". Et interdit à l’administration d’"intercaler aucune formalité ou procédure qui ajouterait une condition non prévue par le texte".
Mais dans les faits, c’est devenu beaucoup plus compliqué d’avoir accès à tout un spectre de sources pourtant antérieures à 1970. Et parfois même carrément mission impossible par exemple, pour de nombreux cartons qui concernent la guerre d’Algérie. Ca vous étonne, après les annonces au sujet de l’ouverture des archives liées à l’affaire Maurice Audin, du nom de ce mathématicien algérien d’origine européenne, disparu en 1957, et chez la veuve duquel Emmanuel Macron en personne avait promis, en septembre 2018, une transparence très attendue par de nombreux historiens ? Sur le site de l’Elysée, on retrouve le discours prononcé ce jour-là par le Président de la République, qui annonçait :
Le Président de la République souhaite que toutes les archives de l’Etat qui concernent les disparus de la guerre d’Algérie puissent être librement consultées et qu’une dérogation générale soit instituée en ce sens.
Bras de fer et pourrissement
D’après une lecture étroite du texte, l’administration est en droit de limiter la communication de ces pièces. Et c’est ce que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a instamment demandé aux archivistes, en janvier 2020. Explication : pour être rendues accessibles, comme le promet pourtant la loi, ces pièces devraient être déclassifiées une par une. En soi, c’est déjà une sacrée usine à gaz quand on sait la quantité de documents annotés “secret défense” dans certains pans de l’histoire de France, comme par exemple la guerre d’Algérie. Mais de surcroît, ces mêmes documents doivent, selon le SGDSN, être déclassifiés par l’institution qui en a limité l’accès. C’est-à-dire que c’est l’autorité qui a produit les archives en question qui doit être en mesure d’autoriser leur communication au public.
Au problème concret, et matériel, que posent autant d’opérations au coup par coup, c’est finalement un problème éthique que pointent tous ceux qui se sont rassemblés derrière le recours introduit auprès du Conseil d’Etat : comment peut-on travailler sereinement, et en toute liberté académique, à l’histoire d’un épisode historique dès lors que l’institution, partie prenante dans l’événement, peut bloquer la connaissance qu’on en a ? Lors d’une journée d’étude sur la guerre d’Algérie et ses archives que nous avions déjà évoqués par ici, plusieurs archivistes avaient sonné l’alerte devant la fermeture qu’ils voyaient venir : que le Général Massu ait tamponné des kilos de notes de service “secret défense” suppose-t-il qu’on cesse de documenter la réalité de sa contribution à la guerre d’Algérie, et par exemple cet épisode resté comme “la Bataille d’Alger”, qui s’est soldé par des milliers de disparitions et de nombreuses sorties de route par rapport aux règles de l’Etat de droit ? En 1972, sur France Culture, Pierre Vidal-Naquet dénonçait par exemple les pratiques dont il sera l’un des premiers intellectuels français à parler à voix haute et avec force :
Des archives pour dire et pour savoir
En empêchant, de gré ou de force, un accès plus fluide aux archives, on n'entrave pas seulement la connaissance, pointilliste et éminemment empirique, des pratiques et des façons de faire de l'armée française, qui prit l'ascendant sur le pouvoir civil métropolitain, à Alger, au plus fort de la guerre. En compliquant les démarches et les recherches des uns et des autres, qu'ils soient chercheurs ou descendants des disparus ou des appelés, on complique aussi inextricablement un accès à une mémoire déjà fragile. Car l'histoire de la guerre d'Algérie et de ses résidus est déjà tissée de silences tellement puissants, et tellement verrouillés eux-mêmes déjà, que la parole fut longtemps trop douloureuse, trop bancale, trop périlleuse en somme. Y compris du côté des appelés, qui sont finalement peu nombreux à avoir témoigné, depuis la séquence qui les a projetés, à vingt ans tout juste, au cœur de la machine de guerre coloniale.
Le livre que vient de publier l'historienne Raphaëlle Branche aux éditions de La Découverte ce mois de septembre 2020, "Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?" est édifiant à cet endroit, tant il permet de toucher du doigt à quel point les silences, les empêchements, quelques conflits de loyauté et une bonne dose de sidération ont cristallisé ensemble, pour finalement empêcher un récit de se déplier. Auprès des siens (au creux des familles), ou à destination des historiens (et donc du plus grand nombre), la parole a déjà eu un mal infini à se frayer un chemin entre les souvenirs, le déni et quelque chose comme la perte de sens. L'accès à des documents bien concrets, dont on peut penser qu'ils peuvent nourrir le récit en dépit d'un coup de tampon rouge, apparaît donc d'autant plus crucial. Il en va en fait de la capacité à dire, et aussi de la capacité à savoir.
Car le collectif qui a déposé la requête devant le Conseil d’Etat l’affirme : il ne s’agit pas seulement d’une question d’organisation concrète, qui pourrait se résoudre en acceptant par exemple le principe d’une déclassification carton par carton pour aller plus vite. Eux le refusent : c’est le principe même de l’intrusion de cette instance militaire placée sous l’autorité du premier ministre que les requérants contestent, depuis la réflexion sur l’histoire, et sur l’éthique du récit historien, qui est la leur depuis plusieurs décennies.
Du jour au lendemain, début 2020, ce sont des pans entiers de notre histoire collective qui sont ainsi retombés dans le secret et l’obscurité d’arcanes soudainement verrouillées à double tour. Concrètement, ce tour de vis de l’appareil administratif et militaire a aussi signifié un arrêt brutal de nombreux travaux d’étudiants, et plusieurs thèses stoppées en rase campagne faute d’accès aux sources. Dans les centres d’archives, les archivistes sont face à des consignes strictes : quiconque dévoilerait ou aiderait à dévoiler des documents classés s’expose à des poursuites pénales.
Le premier semestre de l’année 2020 a été un temps de concertation, et de rassemblement, pour l’Association des archivistes français (AAF), l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) et l’Association Josette et Maurice Audin, qui ont dépassé 15 000 signatures sur une pétition toujours en ligne. Ensemble, et accompagnées d’un collectif de personnalités du monde des archives, de l’histoire et du droit, ils ont écrit au premier ministre au mois de juin 2020 pour réclamer l’abrogation de l’article 63 du texte, à la source du blocage. Aucune réponse de Matignon depuis lors. Cette requête déposée devant le Conseil d’Etat est la troisième étape.
« La Guerre d'Algérie : le long combat vers l’indépendanceEric Zemmour, chronique d’un coutumier de la haine »
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